Monsieur le Professeur

40 - Emprisonner mes rêves

J'arrive à 7h30, et la place est déserte. Devant la porte d'entrée, je décolle à regrets mon casque de ma tête. Pendant 1h30 de transports, Schubert a tenu mon oreille. Il est temps de forcer ma nature, de briser mon cocon. J'emprunte les escaliers dont seule une veilleuse éclaire la pénombre. Deuxième étage, celui de la rédaction. Les espaces ouverts se succèdent sur des bureaux rangés, des écrans éteints la veille. Profitant du calme, je rejoins ma place encadrée de deux plantes vertes, au bout de la grande pièce. L'ordinateur aussi se réveille, je badge. Heure d'entrée, 7h34. Arrive alors le pire moment de la journée : consulter l'agenda outlook. Que me réserve ce lundi matin, aussi triste qu'une commémoration du 11 novembre sous la pluie avec des anciens combattants ? Pas de réunion, c'est déjà ça. A midi, déjeuner avec Sophie, Claire et Adeline, les rédactrices de l'équipe des affaires politiques. Soupir. Je me passerais bien de ce déjeuner. J'aimerais mieux aller lire dans les bosquets du parc. Ah oui, je dois rendre mon article sur la réforme de l'impôt sur les sociétés. Merdum incarnatum ! Je l'avais oublié celui-là ! J'en ai déjà écrit une partie, il faut maintenant vérifier tous les points de droit avant de tout relire pour s'assurer que l'article est clair et sans erreurs. Sinon, gare à ta tête, Elevin ! Tu es dans la place depuis deux ans, certes, mais il ne faut pas relâcher ton attention, tu le sais ! Bon, déjà je vais me faire un thé pour m'éclaircir les idées. Mes collègues arrivent à mesure que les heures passent. Je termine mon article, plongée dans ma documentation fiscale, mes manuels, mes recherches internet. Les lois tourbillonnent, les jurisprudences du Conseil d'État sont toutes plus obscures les unes que les autres. Mais avec acharnement, je ne lâche rien. Je dois rendre ce foutu papier avant midi.

Date : 25 janvier 2017, 10h30

From : Elevin Simonson

To : Angelo Bozzi

Subject : Mon papier sur l'impôt des sociétés (IS)

Choupinou, est-ce que tu veux bien relire vite fait mon article ? Tu verras peut-être quelque chose qui m'a échappé. J'y ai passé des heures, à priori c'est bon, mais cela me rassurerait. Merci chéri.

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Date : 25 janvier 2017, 11h17

From : Angelo Bozzi

To : Elevin Simonson

RE : Mon papier sur l'impôt des sociétés

Coucou baby of love. Je ne vois rien de spécial dans ce papier, fais quand même gaffe à la concordance des temps, tu as tendance à changer au cours de l'article. Sur le fond, je n'ai rien compris ! Mais sur la forme, je pense que c'est bon. Tu peux balancer à ta rédactrice en chef. A ce soir ! Big bisous

Par sécurité, je fais relire à Angelo certains de mes articles, pour ne pas risquer de remarques désobligeantes de Sandra, ma rédactrice en chef. Elle n'est pas méchante, mais elle continue de relire tous mes articles, alors que mes collègues  publient librement. J'ai deux ans d'ancienneté, je pensais avoir fait mes preuves ! Mais non, elle exige de tout relire. Suis-je sur la sellette ? Attend-elle une faute de ma part pour me foutre dehors ? Ma période d'essai est pourtant terminée depuis longtemps. Est-ce que je fais une parano, ou est-ce que quelque chose se trame dans mon dos ? Mon voisin d'openspace, Stéphane, me jette un regard en biais. Qu'est-ce qu'il a le barbu avec son œil de pigeon ? Tu veux ma photo ? Pauvre type ! La semaine dernière il m'a à peine adressé la parole, et depuis ce matin il ne cesse de multiplier les attentions à mon égard. C'est bizarre. A tous les coups il va me proposer de déjeuner avec lui...

_ Elevin, tu as un déjeuner de prévu aujourd'hui ?

Qu'est-ce que je disais...

_ Heu, oui, avec les filles du service politique.