5 - Second visage

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Novembre étend son onde de pluie sur la faculté de droit. Les locaux sentent l'humidité mais par chance, le chauffage a enfin été allumé. Quelle que soit la météo, je suis toujours en avance en cours, c'est plus fort que moi. Même quand j'essaie de faire exprès d'être en retard, ça ne marche pas. J'arrive dix minutes en avance dans l'amphithéâtre qui m'est désormais familier. Je prends ma place habituelle : au 3e rang donc pas loin de l'estrade des enseignants mais pas en face du bureau qui la surplombe. Je préfère être un peu décalée sur la droite, à la 2e place.

Raimondo Casaploti entre dans la vaste pièce, enveloppé d'un long manteau noir. Il n'a pas un regard pour les étudiants qui bourdonnent. Malgré le discours glaçant qu'il nous a servi en début d'année, je me suis inscrite à ses cours, mais juste en option, ce qui signifie que je passerai l'examen à l'oral. Je ne me sens pas assez solide à l'écrit pour encaisser les exigences de Casapolti sans me prendre un 5 sur 20. Mais il fallait bien choisir une matière en option, et j'ai définitivement dit non à l'aridité du droit de la concurrence.

Par rapport à son premier cours, 40 % des étudiants ont décampé, tétanisés par le propos d'introduction, qui, il faut dire, a marqué les esprits et découragé les plus hardis. N'affronte pas Casapolti qui veut...

Je fais remarquer à Nicolas à quel point le prof est grand. Depuis la soirée, c'est comme si Nico avait oublié notre danse. Il est sympa, se comporte tout à fait normalement, mais l'épisode semble n'avoir été pour lui qu'une part de rigolade.

Nous écoutons religieusement Casapolti nous expliquer les fautes qui justifient le licenciement d'un salarié, et notamment le vol. Interdit de piquer dans la caisse bien sûr, mais aussi dans la réserve de fournitures. Monsieur le Professeur s'anime, nous donne des exemples, et l'homme me semble transfiguré. Ce n'est plus l'universitaire distant du premier cours : c'est un acteur de théâtre. Son expérience d'avocat lui donne une foultitude d'histoires à nous raconter.

-Vous vous rendez compte qu'on en vient à se cacher dans les toilettes, après avoir mis en évidence sur un bureau un portefeuille et des billets de banque dont on a relevé les numéros ! Malheureusement, espérant prendre le coupable sur le fait, on arrive trop tard : l'argent a disparu et l'oiseau s'est envolé !!

L'amphithéâtre est conquis par son numéro. Nous sommes aussi enchantés que nous étions terrorisés il y a un mois. Pendant quatre semaines, Casapolti nous a servi un cours magistral classique, mais là il est tout à fait brillant. Nous échangeons des regards surpris en même temps que nous pouvons relâcher la pression en pouffant de rire. Casapolti est bien conscient de son effet. Il enchaîne la deuxième heure de cours sur la méthodologie. Du coup, nous ne sommes plus qu'une vingtaine d'étudiants. Les autres ont décidé d'aller batifoler le reste de l'après-midi, en se disant que la méthodologie ne leur servira à rien pour recracher leurs cours par cœur. Casapolti repart des principes du droit civil. Il lance au hasard une maxime juridique que nous sommes censés connaître par cœur :

_Le droit pénal tient le civil en ?...

_...l'état !!, m'écriai-je stupidement. Je croyais que tout l'amphi allait proclamer comme moi la réponse. Mais la mouche tsé tsé a dû passer par là. C'est un œil reconnaissant que Casapolti pose sur moi :

_Merci Mademoiselle.

Anne-Charlotte se penche à mon oreille :

_Dis donc, tu as déjà réussi à te faire remarquer !! me chuchote-t-elle avec un clin d'œil.

_Si j'avais su, j'aurais fermé mon clapet. Je passe pour quoi ?...

_Mais non, tu es la seule à ne pas roupiller, c'est tout.

Finalement, je me dis que j'ai bien fait de choisir ce cours. Casapolti me fait moins peur, me semble plus humain. Il se produit ce jour dans cet amphithéâtre un de ces moments subtils et tout à fait proustiens. Une fraction de seconde tombée dans une goutte de silence où tout a changé.



Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant