46 - Folie

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Depuis mon dernier échange avec Adelia Garden, les mêmes semaines se sont écoulées, rythmées par les articles à publier, les weekends, les immuables lundis. Qu'il est long ce temps quand on attend. Et pourtant je me retiens de le décompter, sinon, comme un clown figé dans une farce triste, il se joue de moi. Le temps est comme un bâton d'encens : il ne faut pas le regarder brûler. Je tente d'apprivoiser l'idée de revoir Raimondo Casapolti. Et le temps, qu'aura-t-il fait de lui ? Mon Professeur est-il resté l'homme chaleureux et attentif qui me serrait le bras et plongeait ses yeux dans les miens ? Qui me parlait en me frôlant le visage ? Qui me faisait fondre comme s'il coulait de la cire en moi ? Ce façonneur de bougies qui me rendait aussi molle qu'une poupée d'enfant. Dénuée de volonté, engloutie dans un amour resté somme toute, à l'exception d'un bref baiser, imaginaire, désincarné. Depuis que j'ai retrouvé mon carnet vert, je n'ai cessé d'en tourner les pages le soir, une fois la respiration d'Angelo devenue plus profonde. Comment ai-je pu laisser de côté cet amour endormi ? Pourquoi lui avoir tourné le dos ? Ai-je inconsciemment écrit ces feuillets pour lui donner une possibilité de renaître, de revenir peupler mes rêves gercés par l'absence ? Lorsque la lune tombe derrière mes rideaux, la même question revient : pourquoi ?

Parce que c'était trop dur. Parce que j'étais fatiguée, Monsieur, de lutter contre les adversités, contre ma mère, contre votre fille, contre l'université, contre notre différence d'âge, de rang social, contre tout ce qui nous désunissait. Tout ce qui me brisait le dos en mille morceaux de verre. Tout ce qui déchirait mon rêve comme une photographie abandonnée dans une impasse. Peut-être aussi, dois-je enfin vomir cet aveu, avais-je peur de réussir, peur de vous conquérir enfin, puis de réaliser que vous étiez trop grand pour moi, que je n'étais pas à votre hauteur. Vous auriez sans doute préféré comme âme sœur une avocate expérimentée, une femme longue, mince et noire portant des talons et des bijoux lumineux. Une femme aux mots d'esprit pour parader à votre bras chez votre ami le bâtonnier, ou pour vous accompagner dîner chez le Président du Conseil de l'Ordre qui reçoit avec Madame dans des salons Louis XV aux lustres épanouis. Mon intérieur meurt à la seule idée que j'aurais pu marcher à vos côtés, le poignet reposant sur le tissu de votre veste, là où je devinais le bracelet de votre montre et vos boutons de manchette.

Vingt ans après, j'en crève encore d'envie.

Angelo et moi menons une vie de plus en plus rangée. Notre passion s'est émoussée, laissant place au respect, à la confiance et à l'estime mutuels. Toutes les histoires d'amour s'écrivent-elles à l'envers ? D'un papillon à une chenille brune un peu rabougrie et à poils urticants, comme celles qui avalent des forêts entières de sapins et de chênes verts.
Avec Angelo nous nous connaissons par cœur. Lorsqu'il décroche le téléphone, au simple son de sa voix je sais son état d'esprit. Lui aussi déchiffre à la perfection les errements de mon âme et de mes humeurs. À l'exception des hiéroglyphes gravés là par Monsieur le Professeur, que je garde secrets et que le temps a préservés comme une rose sous une cloche de cristal, par l'effet de quelque sortilège. Quand je ferme les yeux, des elfes dessinent en moi le moindre de ses traits. Ainsi ne puis-je échapper à la vision constante de son visage.

C'est bien là le plus douloureux.

Le manque.

Il m'arrive de rester à la fenêtre et de perdre la vue sur les arbres qui jaunissent. Rien qu'en pensant à Monsieur le Professeur. Angelo qui voit tout se contente de m'observer mais ne dit rien. Il promène dans ma vie sa fausse insouciance. Je culpabilise de créer une frontière entre nous. Une petite fissure, l'espace d'une feuille d'automne où l'on glisse des serments appelés à mourir. Mais sur les sols argileux, les terres craquelées parfois s'ouvrent en ravins. C'est cela que je crains pour nous deux.

Je le trouve dévasté, un soir en rentrant de la rédaction. Le torchon brûle entre lui et son fils aîné. Leur déjeuner s'est terminé en pugilat et Angelo a quitté la table, blessé par les reproches qui griffent sa relation avec Afro. Depuis que je connais Angelo, je l'ai vu se sacrifier pour ses deux fils. Afro veut lui faire payer le divorce. Il ne le laissera jamais respirer. Quels que soient les efforts du père, ce ne sera jamais assez. Afro est aussi, semble-t-il, manipulé en sous-main par sa mère qui se sert de lui pour atteindre son ex-mari.
_J'ai quitté la table en disant à Afro que je préférais ne plus le voir que continuer à subir une relation toxique.
_Tu as bien fait, Afro est pervers avec toi. Il utilise le divorce pour te culpabiliser ! Mais à presque vingt ans, c'est à lui de passer à autre chose. Et bien évidemment, dès qu'il a besoin de cent balles, il est tout miel avec toi, j'ai bien repéré son petit manège. Tu ne pouvais pas continuer comme ça, chéri.
_Je sais, mais je suis son père. Et couper une relation avec son fils n'est pas facile à vivre. Je ne peux pas m'empêcher de penser que je n'ai pas trouvé la solution avec lui.
_Angelo, il te traite comme un chien, ressaisis-toi ! Personne n'a le droit de t'utiliser comme un mouchoir en papier !
_Oui tu as raison. Je dois sans doute faire le deuil des années où Afro et moi nous entendions si bien...
_Il changera, laisse-le faire son chemin de son côté.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant