59 - Fool to want you

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Le samedi, Raimondo travaille aussi. Aujourd'hui, il s'est installé sur le canapé de cuir qui ressemble à ceux des vieux films policiers américains, avec leur dossier bombé, leurs assises profondes où l'on pourrait disparaître, leurs accoudoirs qui vous accueillent. Monsieur le Professeur baigne dans les pages de ses dossiers clients, éparpillées près de lui sur les autres places assises, ou disposées par terre en quinconces ainsi que sur la table basse. Des ordonnances de renvoi des juges correctionnels, des procès-verbaux des assemblées de sociétés (constituant, m'a-t-il dit, des preuves redoutables) et des comptes rendus de comités d'entreprises. Depuis ma table de travail, je pose mon menton dans ma main et j'observe sous cape son meilleur profil. C'est l'une de mes pauses préférées, entre deux cours de procédure civile. Les documents reposent sur ses jambes croisées, et le stylo à la main, il souligne des passages entiers, encadre des mots, note ses réflexions dans la marge. Parfois, la faiblesse d'un argument de la partie adverse le fait ricaner. Il lève alors les sourcils en secouant la tête tandis que j'éclipse un sourire. On croirait qu'il se voit déjà devant les magistrats, à profiter du talon d'Achille de l'autre camp, parce qu'il sait sous quel angle l'attaquer, avec quels mots il va convaincre le juge de l'incongruité de telle ou telle escroquerie juridique.

A Neuilly, Raimondo est propriétaire de tout le dernier étage. Il a fait abattre les cloisons entre les anciens appartements pour créer de vastes espaces. Au bout de la cuisine, des baies vitrées donnent sur un jardin d'hiver, où les lianes des plantes tropicales tombent sur le piano à queue comme des mains de musicien qui se poseraient là. La végétation y est si dense que l'on se sent dans un cocon naturel, à l'abri des regards. De l'autre côté, les chambres s'ouvrent sur une terrasse bordée de rosiers. En été, elle ressemble à un jardin anglais. Je nous imagine, Raimondo et moi, prendre le thé sur les chaises en fer forgé blanc, laissant couler sur nos visages un soleil délicat, tout en regardant la tour Eiffel.

Mais pour l'heure, la chaleur est telle dehors que nous travaillons à l'intérieur. Je loue encore mon petit deux pièces dans le val de marne, où je ne passe que pour changer de vêtements ou puiser dans mon stock de feuilles quadrillées grand format et perforées : j'ai repris mes habitudes d'étudiante. Le trieur, le stylo plume Waterman métallisé. Le tout dans une sacoche, et je m'engouffre dans un taxi en direction de l'ouest de Paris. Quand j'arrive, je m'attable dans le salon de Raimondo, entourée aussi d'un vaste foutoir dans lequel moi seule peux m'y retrouver, composé de piles de livres, d'un code de procédure, de manuels, de photocopies des cours. En ligne de mire : le Certificat d'aptitude à la Profession d'Avocat. Quand j'ai annoncé ma reprise d'études à Raimondo, il s'est exclamé que c'était formidable et m'a serrée dans ses bras. Nous avons devisé toute la soirée et une partie de la nuit des exigences de la profession, de ce que cela signifiait, m'a-t-il dit en ouvrant grand ses mains devant lui, « d'incarner... LA DÉFENSE. La défense. Et celui qui vous parle, Elevin, est je crois bien placé pour vous dire comme ce choix est judicieux, continua-t-il en tenant mes bras. La défense... Mais cette vocation vous apprendra aussi ce qu'est la solitude. La solitude vraie. Celle que l'on ressent lorsqu'un magistrat, un Président ou une Présidente se tourne vers vous en vous disant " Nous vous écoutons, Maître, vous avez la parole". Vous aurez alors 5 minutes pour votre plaidoirie. Ou 15 minutes, mais pas une de plus, si vous devez plaider devant le Conseil Constitutionnel. Ou peut-être une heure. Mais quel que soit le temps imparti, vous n'aurez que cette fraction de temps pour convaincre, pour l'emporter sur l'autre, cet avocat, ce confrère, cet autre qui à cet instant précis dans cette salle d'audience future, nourrira contre vous les mêmes ambitions. Mais des ambitions opposées.

Il fit une pause, me regardant au fond des yeux et, mettant ses mains dans ses poches, il se dirigea vers la fenêtre du salon d'où il sembla observer le paysage tout en ayant les yeux dans le vague.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant