Que serait-une année universitaire sans sa petite grève de transports ?! Les RER seront bloqués toute la semaine, et ne circuleront qu'à raison d'un train sur dix. Les cheminots, conducteurs, et personnels de régulation protestent contre la réforme des retraites. Moi, la seule que je connaîtrai, c'est la retraite de Russie par l'armée de Napoléon : quand j'arriverai dans le grand âge et que chaque geste deviendra une douleur, les retraites n'existeront plus. Les régimes déficitaires auront été supprimés. Alors la réforme... je m'en fous un peu. Pour l'heure, mon souci est de me rendre à ma faculté de droit, où un grand Professeur m'attend. L'idée de manquer une seule occasion de le voir dédouble ma colère. J'ai besoin de ma dose de Casapolti chaque semaine, autrement je suis en manque. C'est devenu une addiction.
Arrivée aux abords de la gare, la vue d'une foule compacte et exaspérée confirme mes craintes. Pas moyen d'accéder au quai sur lequel passera le seul RER susceptible de n'emmener à Saint Miry. Les gens se hissent sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir les panneaux où sont affichés les horaires des trains. Ils auraient dû faire comme mon père ce matin : attacher leur ordinateur portable au porte-bagage et partir travailler à vélo. Ils savent qu'il est à priori impossible de rentrer dans une rame, et pourtant ils restent là, cherchant une solution dans le vide de l'air froid. Des insultes fusent contre les grévistes : "Vous faites chier le monde ! ça vous amuse d'empêcher les gens d'aller travailler ?! "
Je quitte le hall nauséabond de la gare. Il me FAUT une solution. Un bus ? Pas moyen d'y poser ne serait-ce qu'un orteil tant ils sont pris d'assaut. Des régiments entiers de salariés tentent d'en forcer l'entrée, comme des grognards qui auraient reçu pour ordre de prendre morts ou vifs cette citadelle assiégée munie de quatre roues et d'un panneau publicitaire dépassé ventant les soldes aux Galeries Lafayette.
Un coup de klaxon résonne soudain. D'une voiture grise qui m'est familière sort un bras qui me fait de grands signes. Ma mère range la voiture devant mes pieds et ouvre la fenêtre encore plus grand :
_"Viens Elevin, je t'emmène, ça ne me fait pas un grand détour."
Je suis sauvée !
_Merci Maman, tu ne peux pas savoir comme ça me sauve la vie !
_Tu es si pressée que ça d'aller en cours ?
_Heu, bah tu sais en licence il suffit de louper un cours pour être complètement perdu...
Par chance, le trafic inter-banlieue ne souffre pas trop de l'immobilisation des transports. J'arrive à la faculté avec dix minutes d'avance. Ma mère stoppe la voiture devant le hall d'entrée.
_Tu termines à quelle heure ce soir ?
_19 heures.
_Je viendrai te chercher, je ne veux pas que tu traînes dehors à essayer de trouver un moyen de rentrer. En plus il fait encore noir très tôt.
_Ok, à ce soir.
C'est bien d'avoir une mère parfois. Quand elles ne sont pas malades, ne se suicident pas, ne vous disputent pas parce que vous n'avez pas rangé votre chambre, ne vous humilient pas en public, ne vous morigènent pas à cause de la lampe du salon qui a fini brisée des suites d'une bataille de polochons... quand elles ne vous empêchent pas d'exister.
De A à Z, ma journée est tendue vers le cours de 18 heures. Le temps ne s'écoule pas, c'est à croire qu'il le fait exprès. Les aiguilles des montres et horloges semblent embourbées elles aussi, c'est un complot ! Je me demande si Casapolti vient à la faculté en voiture, et si oui, s'il la gare sur le parking qu'utilisent aussi les étudiants. Conduit-il une berline noire intérieur cuir ou a-t-il opté pour une citadine au moteur dynamique ? Je me demande aussi s'il passe la journée ici à travailler dans son bureau où s'il se trouve dans son grand cabinet d'avocats d'affaires des beaux quartiers, près de la tour Eiffel.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...