49 - Désirs d'autrefois

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Je l'aimerais même fou ; je l'aimerais même mort. Mais il suffit de concevoir un désir avec l'ardeur la plus sincère pour que le temps s'allonge, que l'événement se refuse avec obstination, comme un chat se dérobe aux caresses et vous échappe en se faufilant dans une ruelle. J'observe les amoureux dans la rue, les parcs publics, sur les quais de métro. À travers les vitres crasses des wagons empestant les regrets, Je repars en arrière. Je rembobine ma vie. La rêverie remodèle le passé à ma guise. Dans ce rêve, je suis enfin libre. Je n'ai pas renoncé à Monsieur le Professeur. Je me suis inscrite en droit du travail, à la Sorbonne. J'ai quitté Saint Miry pour mieux y revenir. Profitant d'un après-midi de liberté, je suis retournée dans le couloir aux tableaux de liège. Raimondo Casapolti enseigne toujours en licence, le jeudi matin. Il m'a suffi de frapper à sa porte. Il m'a accueillie avec une surprise teintée de plaisir. Nous aurions pris ainsi l'habitude de ces rendez-vous réguliers. Oui, tout cela aurait été si simple...

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From : Éric Pascal

Sent : vendredi 2 mars 2018, 10h12

To : Elevin Simonson

Object : Conférence de droit social

Bonjour,

Vous êtes invités à la prochaine conférence de droit social, organisée par Éric Pascal, le 29 mars 2018, sur le thème : « Quelle législation pour le travail détaché ? ».

Accueil petit-déjeuner : 8h

Début de la conférence : 8h30

Fin de la conférence : 10h30

Pour confirmer votre participation, merci de cliquer sur le lien suivant : https://www.wargnyargentiere@conference/confirmation.fr

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Cette fois je ne laisserai pas s'échapper ma chance. Notre dernière rencontre était brouillée par la présence d' Adelia Garden. C'est seul que je dois l'étudier. Ce 29 mars signera la fin de l'hésitation et de l'errance. Il me faut voir de mes propres yeux si Raimondo Casapolti a oublié notre aventure, évacuant les débris de notre histoire comme une feuille déchirée par-dessus son épaule. Alors, il ne me restera plus qu'à ronger l'écorce du passé et à refaire ma vie sans lui. Si notre baiser ne fut qu'une passade sans importance, si comme le prétendait sa fille, Renata, il multipliait les conquêtes étudiantes, je suis résolue à passer mon chemin. Mais je ne peux plus vivre sans savoir. Certains jours ressemblent à des carrefours.

L'atmosphère est fraîche, ce jeudi 29 mars 2018, comme si l'hiver refusait de céder la place à la belle saison. Le souffle coupé par le trac, je marche péniblement le long de l'avenue Poincaré vers le cabinet Wargny Argentière Hauteville et Associés. Des papillons s'agitent dans mon estomac qui a dû se contenter d'un simple café à 5h30. Croire en mon rêve. Arrivant dans le hall d'entrée, je supplie les cieux d'empêcher la gardienne de l'immeuble de m'en déloger. C'est une petite femme revêche avec un tablier de grand-mère où les fleurs tropicales se disputent d'absurdes tranches de mangues. Tout est calme au croisement de la sortie du parking et de l'interphone qui mène à l'ascenseur et à l'escalier recouvert d'une moquette rouge. Une avocate ouvre la porte de bois à ma droite, et m'adresse un sourire en passant. Il est 7h52. Je tente d'allonger ma respiration mais mon ventre me fait l'effet d'une serpillère qu'on essore. Trois gosses poussent à leur tour la porte principale et se mettent à chahuter avec une trottinette le long de l'allée, à quelques mètres de moi.

- VOUS N'AVEZ RIEN À FAIRE ICI !! BANDE DE GARNEMENTS !! FICHEZ-MOI LE CAMP SANS DÉLAI !!

J'adresse aux gamins un sourire navré. "Sans délai !" Le langage des avocats a déteint sur la gardienne, qui occupe son poste depuis plus de  vingt ans. Désolée les mômes, vous ignoriez qu'une concierge à moitié sorcière veillait sur ces murs. Armée d'un parapluie, la gardienne fait mine de les frapper pour les foutre dehors, puis elle jette vers moi un regard soupçonneux. Et si je lui demandais s'il s'agissait d'un délai de forclusion ? Ce n'est pas le moment, Elevin. Il ne lui manque que la verrue sur le front pour ressembler à la méchante dans Blanche Neige. Par contre, niveau poil au menton, tout y est. Elle s'apprête à me jeter moi aussi, mais elle hésite car je suis particulièrement bien habillée et je ne joue pas avec une trottinette. Si elle me demande ce que j'attends là, tout est foutu. Je m'absorbe donc encore plus sérieusement dans mon iphone tandis qu'elle commence à marcher vers moi, mais son vieux téléphone en bakélite sonne soudain dans sa loge. Après un instant d'hésitation, elle fait volteface et retourne d'où elle vient. Bon Dieu, sauvée par le ciel ! 7h57. C'est alors qu'une Mercedes grise traverse l'allée du parking et vient se garer juste à sa sortie, à deux mètres de moi, derrière une porte vitrée. Cette fois, je mets l' iphone à l'oreille. Tout en écoutant le glorieux silence qui s'échappe de l'appareil, je jette un coup d'œil et aperçois une chaussure noire parfaitement cirée qui descend du bas de la portière.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant