Cette fois, elle ne devait pas s'en sortir. C'était écrit, sans doute.
J'ai mal dormi cette nuit, comme de plus en plus de nuits. Je me suis refusé le sommeil, comme pour me punir d'une faute. Par chance, on est lundi. Le télétravail accomplit ce miracle de ne plus maudire le premier jour de la semaine, éternelle victime des salariés stressés. Exit donc l'angoisse du dimanche soir et son cortège de d'incantations diaboliques. La langue lourde et l'esprit empâté, je me connecte à mon bureau à distance, en écoutant à la radio les éditoriaux du matin. Le réveil incertain, j'ouvre les pdf des journaux économiques. Mon iphone grogne dans un coin de la chambre. Peste soit ! Comme si ce n'était pas assez difficile. Je le laisse rouspéter, d'ailleurs j'ignore l'endroit exact où il se trouve. Le vibreur se secoue toutes les 3 minutes. Maudites technologies qui nous asservissent au lieu de nous élever. Bon, je finis de lire cet article, et je vais voir qui joue les empêcheurs de travailler en rond.
« Tout peut basculer en quelques heures, ou quelques minutes. Arrivez vite, si vous voulez la revoir une dernière fois. » Course aussi effrénée qu'inutile. On ne rattrapera pas nos vies manquées. Plus tard il sera trop tard, dit le poète. Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. Son fantôme erre encore dans mes rêves. Pourtant, je me jette dans les couloirs. Et puis elle est là. Allongée, déjà. Le cou crispé comme un bouquet de câbles. Les cachets ont eu raison de sa mélancolie. Son teint est une pâleur diaphane, mêlé de jaune. Les yeux fermés mais elle respire. La vérité de la mort me gifle en plein visage. Un coup de poing dans la gorge. Elle ouvre lentement les yeux, me regarde. Maman. Elle semble chercher de l'air. Je lui tends la main. Elle me regarde toujours, cligne des yeux lentement. Elle ouvre la bouche, semble chercher de l'air. J'essaie de l'encourager du regard, de lui montrer que j'attends ses mots. « Il pleut sur Nantes », me souffle-t-elle, comme si c'était très important. Ses yeux se figent sur moi et semblent se vider, fixer un point invisible. Tout s'est éteint.
Aujourd'hui, maman est morte.
Pas de cris, pas de larmes. Je suis sonnée. Comme si une cloche avait gueulé de toutes ses forces au pied de mon lit. Je me sens enveloppée dans un cocon de silence. Les sons me parviennent atténués. Je rentre. Je m'assois à la table de la cuisine. Je ne fais rien. Je ne pense à rien. Je suis vide, comme le regard bleu qui est parti.
Pourtant, le temps s'écoule, indifférent à mon apathie. Depuis des heures, l'estomac me tiraille. Il réclame son pain quotidien. Rattrapée par le concret, là où le corps domine, je bouge enfin. Il faut bien nourrir mon cadavre qui traîne. Chaque geste est lent, irréel. Tiens, de l'eau bout. Ah oui, je voulais faire des pâtes. Allez, un gros bout de beurre pour huiler mon âme. Et puis un journaliste doit se tenir relié au monde qui court : j'allume les actus. La mobilisation des gilets jaunes faiblit. Une américaine a été retrouvée vivante après 17 jours coincée au fond d'un gouffre. Le gouvernement réfléchit à réduire les aides aux entreprises, mais on ne sait pas lesquelles. Angela Merkel en baisse dans les sondages. On attend une abstention record aux prochaines élections européennes. Un feu s'est déclenché à Notre-Dame. Carlos Gohsn est sorti de prison. Le Brexit repoussé à une date inconnue, Theresa May souffre d'une extinction de voix. Le montant du Smic pourrait être réduit à 855 euros.
Un feu s'est déclenché à Notre-Dame.
Un feu s'est déclenché à Notre-Dame. Les pompiers sont en route.
Un feu s'est déclenché à Notre-Dame.
C'est quoi ces conneries ? Ah non, ça va, une petite flammèche de rien du tout. Allez, un peu de fromage après les pâtes, comme ça j'aurai mangé équilibré. Zut, la poubelle déborde, va falloir faire quelque chose sinon les mouches vont rappliquer. Tu n'as pas honte Elevin, de vivre dans un gourbis pareil ? Si Monsieur le Professeur rappliquait là, s'il sonnait à ta porte tiens ? Dring ? Oui je sais, je suis absent depuis des semaines mais j'ai vu de la lumière ! Et qu'il découvrait Peggy la cochonne au milieu des détritus ? Je ricane moi-même de mes pensées stupides. Si Angelo était là, il m'aurait donné la réplique. Il me suivait toujours dans mes conneries.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...