Pour rentrer de cette journée épuisante, juste une heure de Rer. D'habitude je lis, pour faire passer la pilule de ce temps perdu dans des wagons qui puent la pisse, la crasse, parfois le vomi. Kata katoo, kata katoo, kata katoo... le déhanchement des rames pourrait être berçant si je n'avais l'esprit pollué parce que ma mère a osé faire. Serait-elle prête à détruire mes études uniquement parce que je ne me plie pas à ses volontés ? Maëlle, ma sœur cadette qui a deux ans de moins que moi est en couple avec un garçon de son âge, Marco, un gars qui respire la jeunesse qui est dans la même classe qu'elle, en première. Il a les cheveux épais, il est mince, sportif, il n'a aucun défaut... et aucune conversation. Rester avec lui ne serait-ce qu'une heure me plonge dans un ennui profond. Il ne lit ni livres ni journaux. Il va au cinéma voir des films violents, des films d'action américains, essentiellement. Le weekend, souvent Marco reste chez nous. Que je sache, il a aussi une maison et une famille, mais non, il vient chez nous et passe le plus clair de son temps avec Maëlle dans sa chambre. Ils regardent des vidéos sur Internet, des séries télé. Un jour, ma sœur a laissé la porte de sa chambre ouverte le temps d'aller chercher à grignoter dans la cuisine. J'ai vu Marco, de dos, regarder une scène de torture sur YouTube. Un lycéen noir se faisait massacrer par quatre autres, tous blancs, à coups de barres de fer et de battes de base ball. Prise de nausée, je me suis enfuie dans le couloir comme une petite souris. Marco ne m'a pas entendue. Dès que ma sœur est revenue de son marché dans le frigo, il a sans doute remis les clips de leurs musiciens préférés. Je n'ai jamais parlé de ça à personne. Je sais seulement que ma mère accueille toujours Marco à bras ouverts. Évidemment il présente bien, il veut faire une école d'ingénieur, il a déjà son permis de conduire, il est juste... canon, et il a 18 ans. Tout cela compte. Pour maman.
La musique diffusée dans mon casque me sort de ces pensées. Les rêves d'amour pour piano, de Liszt. Je reviens à la Doyenne, à la lettre. J'arrive enfin à ma station, Pignay sur Marne. Les mêmes rues bordées d'arbres, les mêmes pavillons qu'à Saint Miry autour de la faculté. Plus je marche vers la maison, plus ma colère gonfle à l'intérieur. C'est comme une boursouflure au cœur. Comme une inflammation. Une rage de dents. Une pluie fine rince les feuilles des arbres mais ne noie pas ma haine, non plus que mon chagrin. La Laguna grise de ma mère est déjà garée dans l'allée de béton. La rancœur me serre la gorge, j'ai envie de fuir, n'importe où. Pourtant, les gestes mécaniques s'enclenchent tous seuls, comme la clé dans le portail noir. Marche raide d'une automate. J'avance comme un pantin le long de la voiture. Seul Tenzor, notre boxer, vient m'accueillir dans une véritable fête. « Toi au moins, tu es toujours heureux », lui dis-je en le gratifiant que quelques grattouilles dans le cou.
Au moment où j'entre dans la maison, ma mère descend l'escalier. Je regarde mes chaussures. Prenant sans doute cela pour un aveu de faiblesse, elle m'agresse. C'est sa technique favorite.
_Tiens, voilà mademoiselle qui aime les vieux qui rentre !
_Tu sais, pour aboyer il y a déjà un chien dans cette famille.
Ravie de ma réplique je lui passe devant, toujours sans lui adresser un regard, et je monte dans ma chambre, au dernier étage de la maison. Enfin en sécurité ! Je m'attendais à ce qu'elle me poursuive dans l'escalier, mais non. Elle croit peut-être que la lettre n'est pas encore arrivée chez la Doyenne. Mais grâce à Mamie, j'ai bien calculé mon coup. Il ne suffit pas d'être malfaisante, encore faut-il être assez machiavélique pour porter ses flèches jusqu'au bout. Cette fois-ci, j'ai été meilleure que toi, maman.
Je pose mon sac, mon manteau et mon écharpe près de mon bureau. Enfin seule ! Voilà qui me suffit pour l'instant. Je m'allonge sur mon lit et m'adonne à plus belle des rêveries. C'est ma seule raison de survivre, mon seul moyen d'exister. Rêver. C'est dans le rêve que l'on est vraiment libre. Toute mon imagination à mon service. Installée confortablement, je pose une main sur mon ventre, l'autre sur le cœur, comme je l'ai appris au yoga. C'est d'une efficacité redoutable. La respiration a le pouvoir de calmer le système nerveux. Je respire de plus en plus profondément. Et je me déporte. Je sors de mon corps pour vivre autre chose. Ça y est, je suis partie. En voyage. Je ne suis plus allongée sur mon lit, mon esprit a décidé d'aller marcher un peu. Cheminer dans la campagne, les prés bordés d'asphodèles. Mon âme vagabonde. Les couleurs, les parfums, les souffles aimés. La beauté des choses. Respire encore. Je ne marche plus dans la prairie. Autour de moi, c'est la faculté. Au bout du couloir, Raimondo Casapolti. Son mètre quatre-vingt dix, le tissu doux de son costume sombre, ses yeux bleus. Nous avançons l'un vers l'autre. Le temps s'est arrêté. Je pose une main sur sa poitrine. Il me regarde avec cette manière de voir au fond de moi. Il avance encore et réduit la distance entre nous. Je creuse le ventre tandis qu'il pose ses mains autour de moi. Nous sommes seuls dans cette irréalité, tapis dans le silence. Cette fois, je sens son corps pressé contre le mien. Mes lèvres effleurent son visage. Sa peau rasée de près exhale une odeur d'after shave. Ses bras sont une protection, une enveloppe. Un infini. Il me ressource, il me rend belle. Avant lui, je n'ai jamais aimé, mais j'ai toujours cru aux anges.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...