_Elevin, même le jour où la Doyenne t'a surpris dans son bureau, tu semblais mois abattue qu'aujourd'hui !
Marlène a fait le tour de son bureau en restant assise sur sa chaise, s'appuyant sur ses talons aiguille pour faire avancer les roulettes du siège sur la moquette. D'habitude, cela me fait rire de la voir se traîner ainsi les fesses en arrière. Mais depuis que je ne peux plus voir Monsieur le Professeur, le froid s'est installé en moi. Le vide. Le désespoir. Je n'ai aucun moyen de contacter Raimondo Casapolti. En cette fin juin, les cours sont terminés, il ne vient plus à la faculté. Inutile d'aller zoner près de son bureau. A quoi bon vivre, si je suis l'ombre d'un ange qui s'enfuit ? Et puis, le voir pour lui dire quoi de toute façon ? Votre fille a été méchante avec moi ? J'aurais l'air ridicule. Je crois que je n'ai plus dit un mot depuis ma dernière rencontre avec Renata, comme si ma langue s'était cimentée aux dents.
Marlène s'est enfin levée de sa chaise de bureau. Je l'ai entendue marmonner :
_Bon, aux grands maux, les grands remèdes. Faisons déjà du thé : ça éclaircit les idées !
Marlène, tu es tellement adorable. Moi qui deviens une sans-amis, tu es la dernière à tenter de me réchauffer l'âme, à tenter de me dégercer le coeur. Elle me tend une tasse d'earl grey à l'orange. La bergamote installe ses accents sucrés dans ma gorge. Je ne parviens plus à communiquer, pourtant il faut bien que je lui explique. Je sens que j'en ai besoin, malgré tout. Et puis, que puis-je faire d'autre ? Je prends ma position préférée : assise le coudes sur les genoux, le menton posé sur mes poings. Cela m'étire le bas du dos, et me permet de me concentrer. Mon regard se pose naturellement sur Marlène.
_Renata.
_Quoi, Renata ? La fille du Professeur italien ?
_Elle m'interdit de voir son père.
Un ange passe, déploie ses ailes au-dessus de nous et de la théière aux myosotis.
_Elle a compris ce que tu éprouves pour lui ?
_Elle nous a ... surpris. Dans son bureau.
Une colonie de mouches pourraient entrer dans la bouche de Marlène tellement elle la tient béante.
_Dans son bureau ? Oh...
_Elle prétend que je suis intéressée, que je ne veux fréquenter son père que pour en tirer profit d'une manière ou d'une autre.
_Mais enfin de quoi elle se mêle ? Personne n'a le droit d'interdire à deux êtres de s'aimer !
_Peut-être mais je n'ai aucun moyen de contacter Raimondo Casapolti. Et même si je l'avais, sa fille me fait chanter.
_Oh ! Quelle abomination ! Mais comment ça ?
_Je ne sais pas comment elle le sait, mais elle a menacé de révéler que j'avais bénéficié du polycopié du cours pour réviser mes examens.
_Oooh, oui, le poly, je me souviens...
_Tu comprends pourquoi je suis bloquée maintenant.
La nuit s'installe dans le bureau. Bouger le moindre membre me demande une énergie inouïe. Je parviens juste à tendre la main pour saisir la petite poupée japonaise rose et grise qui me sourit depuis la table de Marlène. Elle m'a toujours attirée. Depuis la première fois que je suis entrée dans cette pièce, cette poupée m'a intriguée.
_Tu as fait un voyage au Japon, Marlène ?
_Oh non, mais j'aimerais bien ! Ces poupées décoratives sont en vogue en ce moment. On en trouve dans toutes les papèteries.
_Les cours étant terminés, je n'ai aucune chance de revoir Raimondo avant des mois. Que va-t-il penser ? Que je ne me suis intéressée à lui que pour avoir une bonne note à l'examen. Et puis c'est tout. Sa fille se chargera d'insinuer cette idée en lui. Et il me détestera.
_Non ! Non ! C'est trop injuste ! Et puis il est plus intelligent que ça, notre Professeur !
Là-dessus, Marlène n'a pas tort. Il ne se laissera peut-être pas manipuler. Je tourne et retourne l'objet entre mes doigts. Mon index butte soudain sous la base de la poupée : il y a un trou au milieu, de quelques millimètres, qui remonte vers la tête.
_Mais, Elevin, je pense à une chose : Raimondo Casapolti sera bien obligé de venir la semaine prochaine à la conférence des Professeurs, non ?
_ Qu'est-ce que c'est, la conférence des Professeurs ?
_Hé bien, tous les ans, la Doyenne convoque l'ensemble des Professeurs agrégés pour faire avec eux un bilan de l'année et voir ce qui peut être amélioré pour l'année suivante. Ils sont une quarantaine en tout. Ca se passe dans le grand amphi.
Une lueur renaît en moi. Une petite flamme, fragile, dansante. Je gratte nerveusement l'entrée du trou à la base de la poupée. De petites échardes de bois se détachent.
_Je ne pourrai pas y aller de toute façon.
_Toi, non, mais moi je dois assister la Doyenne à la conférence. C'est moi qui distribue l'ordre du jour aux Professeurs et qui recueille leurs souhaits. Je leur fais aussi passer le micro quand ils veulent prendre la parole.
_Mais alors, toi, tu vas le voir !
Je gratouille la poupée sans même m'en rendre comtpe.
_Mais cesse d'abîmer ma poupée enfin !
Je tourne l'objet la tête en bas et observe les dommages que j'ai causés. C'est juste un peu de peinture écaillée. Soudain, mon cerveau reprend enfin du service. La poupée !
_La poupée, Marlène !! La poupée !!
_Quoi la poupée ? Tu es agaçante aujourd'hui !
Je regarde de nouveau l'objet. Le petit trou est juste suffisant pour y glisser un morceau de papier de quelques centimètres carrés. Surexcitée, je me lève et tiens Marlène par les bras.
_Puisque tu vas à la conférence des Professeurs, tu vas transmettre un message à Raimondo Casapolti, en lui donnant cette poupée, dans laquelle j'aurai glissé un mot.
Elle baisse les yeux sur la petite figurine. Va-t-elle accepter de voler une nouvelle fois à mon secours ? Ne sera-t-elle pas lasse de prendre des risques pour moi ? Elle prend la poupée et la regarde. Puis son visage s'éclaricit.
_Oh, comme c'est romantique !
_C'est « romantique » comme tu dis, mais c'est aussi mon seul moyen d'entrer en contact avec lui. Grâce à toi, cette poupée sera ma messagère...
_Elevin, tu as un nom d'ange mais tu es diabolique !
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...