29 - Le prototype

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Prototype : nom masculin, 1552, du latin prototypus, du grec prôtotupos, qui est du premier type. Type, modèle premier, originel ou principal.

Insatisfaite de cette définition, je me plonge dans mon dictionnaire des synonymes. Si l'on m'avait dit, il y a un an, que je farfouillerais dans les dicos alors que les examens sont presque terminés, je ne l'aurais jamais cru. Evidemment je sais ce qu'est un prototype, mais j'ai besoin d'en creuser la signification. Alors, synonymes... prothèse, protocolaire, prototype : archétype, étalon, modèle, type.

Me voilà bien avancée. Robert et Larousse ne valent pas les dictionnaires juridiques ! Tant pis, je laisse ma réflexion de côté pour l'instant, et j'inscris plutôt le récit de la journée dans mon carnet. Il est toujours aussi moche, mais c'est un moment privilégié de noter à l'intérieur des événements qui vont peut-être orienter le cours de ma vie. Fixer pour ne jamais oublier. L'encre viole le papier vierge. Le noircit. Le carnet devrait s'épaissir, se gonfler de ces mots jusqu'à doubler de volume. 15 juin, 5 jours après l'examen de droit du travail. Prenant mon stylo plume métallisé, je commence à glisser mon écriture lilliputienne dans l'affreux carnet vert à petits carreaux.

10 heures au bureau de la doyenne, en ce mardi. J'apporte à Marlène des livres pour qu'elle poursuive son initiation. Elle a dévoré l'introduction au droit de François Chabas. A ma grande surprise, elle est allée au bout des 300 pages en une semaine. Motivée, Marlène ! En principe, je ne prête jamais mes livres. Ils me sont trop précieux. Une fois sur deux on ne me les rend jamais. Et je n'ose pas les réclamer : les gens vous regardent comme si tout était de votre invention : « Mais non, tu ne m'as jamais prêté ce livre, en tout cas je ne m'en souviens pas ! » Bien sûr, c'est ça, c'est moi qui affabule. Adieu le bouquin et mes notes inscrites dedans, il ne reste plus qu'à le racheter et à le relire.

A quelques mètres du bureau de la doyenne, j'entends le rire enfantin de Marlène qui coule comme un ruisseau entre des roches tropicales. Elle ne rit pas, elle clapote. Un ricanement de forêt que je ne lui connais pas. Je m'arrête à quelques pas de la porte restée ouverte.

_Très joli ces boucles d'oreille, elles vous vont bien...

_Oh, ce sont celles de ma grand-mère, elles sont très anciennes, hi hi !

_Votre grand-mère ne devait pas les porter aussssi bien que vous.

_Je ne sais pas, elle est morte avant que je la connaisse. Une femme bien, en tout cas. Elle était libraire, à Venton-les-Chemines, et...

_Oui, bon. Ccc'est très bien, mais parlez-moi de vous... Marlène...

C'est qui ce libidineux tout collant ? Il a une voix jeune, un rien trop chuintante pour être honnête. Il ne parle pas, il sussurre.

_Oh, moi, hé bien, je travaille ici !

_Hum. J'avais compris. Mais dites-moi plutôt ccce que vous faites cce sssoir...

OOOH !! Tentative de corruption de secrétaire !! Et en flagrant délit en plus !! Dix ans de prison dans le code pénal !! Je n'y tiens plus à faire l'espionne dans ce couloir : je fonce !

_Bonjour, tout le monde...

_Ah Elevin, tu tombes bien !

_Oui, je vois ça...

Tu parles, Charles ! Un échalas de 25 ans dans un costume gris tient Marlène par la taille, et lui coule à l'oreille des mots doux comme du miel. Dès que j'apparais, le costume gris reprend ses distances. Comme par hasard. Il sait qu'il se trouvait sur un chemin déraisonnable. Il se sentait déjà coupable. « OUI, COUPÂÂÂBLE !!! » hurle soudain un juge dans ma tête, vêtu de sa robe rouge et de son hermine à pois, en pointant son doigt rond vers l'accusé, le costume gris dans le box des condamnés à mort. Hem, l'examen de droit pénal semble avoir obscurci mon esprit. Il faudra qu'un jour je réfléchisse à faire quelque chose de mon imagination. Quant au costume gris, c'est celui d'un blanc bec brun, cheveux courts, mains manucurées. Un archétype. Cravate rose pâle. Un visage d'ange. Ou de mafieux. Sourire dentifrice, dents parfaitement alignées, à vue de nez dix ans d'orthodontie, et les moyens financiers qui vont avec. Parfum Hermès, chaussures anglaises, chemise blanche du meilleur coton, sur mesure. Chevalière dorée au petit doigt. Ca sent le bellâtre, et ça n'est pas pour déplaire à Marlène.

_Je t'ai apporté des livres de droit, pour t'occuper intelligemment..., dis-je en insistant sur l'adverbe.

_Merci Elevin ! Tiens, je te rends l'introduction. Et je te présente Rory. Rory Blackwide.

Elle prononce ça à l'américaine, comme si elle mâchait une dizaine de chewing gums en même temps.

_Enchanté !, s'avance le bellâtre en faisait un pas vers moi pour me tendre sa main manucurée. Elle reste suspendue en l'air, pantelante et stupide.

_Rory est un avocat américain...

C'était donc ça...

_... il est venu à la conférence organisée par la faculté sur le droit fiscal de l'investissement.

_Et je venais me présenter à la doyenne lorsque j'ai rencontré Marlène, ajoute-t-il en coulant sur elle des yeux énamourés, comme une limace glisse sur une jolie fleur en y déposant sa bave.

Tu m'en diras tant. Même la poupée japonaise rose et grise sur le bureau affiche comme moi sa contrariété de voir Marlène céder aux sirènes du charme made in USA. Enfin, je n'ai pas le temps de tenir la chandelle. Un homme m'attend, moi aussi. Ayant remis mes livres de droit à Marlène, je la laisse roucouler avec ce pigeon. Après tout, elle a bien le droit de se distraire. Moi, un homme m'attend.

Raimondo Casapolti m'a indiqué être à la faculté le mardi et le jeudi de cette semaine. Si j'attends jeudi, je serai morte d'impatience, desséchée de trop languir. La tête encore dans mes feuilles de cours tout le weekend, je n'ai pas eu le temps de réfléchir à ce que j'allais lui dire une fois dans son bureau. Faudra-t-il justifier ma visite, trouver un prétexte, profiter du rendez-vous pour exposer mes sentiments, ou le laisser donner le tempo ? Aucune idée. Qu'attend-il ? Je ne sais pas. Je ne sais rien de ses secrets. Jusqu'à présent, il ne m'a offert que des bouquets de mots, des pétales de phrases qui n'engagent à rien. C'est un jardin dont j'ai besoin. Ai-je interprété ses propos en ma faveur, poussée par le désir d'y lire ce que j'espérais ? Saisira-t-il l'occasion de ma visite pour aller plus loin ? Les questions se bousculent alors que je remonte le couloir qui sent le droit, l'encre et la poussière. Les murs vert foncé. Les portes des salles de travaux dirigés défilent dans l'ombre tremblante de mes pas. Que vais-je lui dire ? Je frappe à la porte. Un « Oui » ferme et masculin me répond. J'entre et retrouve immédiatement la pièce où j'ai passé l'oral quelques jours plus tôt. Le petit salon tout de suite à gauche, les bibliothèques. Et au fond, derrière son bureau recouvert de papiers, Monsieur le Professeur. Il se lève et vient me serrer la main.

_Ah, c'est vous...

_Oui, vous vous en doutiez ?

_Non, mais entrez, asseyez-vous.

Il prend place dans le salon, en face de moi. Cette fois, il faut bien dire quelque chose. Nous sommes séparés par une table basse en verre, avec des pieds en fer forgé comme les guéridons de l'antiquité romaine. Il est loin, loin de moi. Ce meuble qui nous sépare coupe mes espoirs à la racine. Je me sens comme une vieille armoire normande : usée et inutile. Allons, il faut bien dire quelque chose, expliquer pourquoi je suis là. Je pars dans un discours confus sur le choix des diplômes, faut-il s'orienter vers un DEA (un diplôme orienté vers la théorie) ou un DESS (comprenant un stage pratique en entreprise). Sur mes inquiétudes, il m'assure pouvoir me trouver un stage. Puis il s'avance, les coudes reposant sur les genoux, et se frotte la tempe gauche avec le doigt.

_Ecoutez, je vais vous dire ce que je pense de vous. Vous êtes bien dans votre peau, ça se voit. Je pense que vous raisonnez plutôt pas mal, vous avez d'ailleurs eu une très bonne note, vous avez de la maturité, vous êtes jolie en plus, enfin bon.

Vous êtes le prototype exact de fille qu'on voudrait avoir...

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant