28 - L'éternité

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Le 12 juin, à 10 heures. Depuis des semaines, la date de l'examen bourdonne dans mon esprit comme une mouche entêtante. Elle vole en se cognat aux quatre coins de mon cerveau. Pourtant, il a bien fallu consacrer du temps aux autres matières que le droit du travail. Impossible d'y couper. Si je veux la mention cette année, disons la mention assez bien pour se fixer un objectif raisonnable, il me faut 13 de moyenne. Et en droit ce n'est pas si facile. Il suffit d'un 11 pour mettre le bordel ! Rattraper avec un 15 ? Bonne chance... Les calculs d'apothicaire et les nuits sans sommeil me laissent exsangue. Peu importe. De toute façon le stress me coupe l'envie de dormir. Je me bourre de vitamines, de café, de thé vert. Du dopage.

Le bureau de Raimondo Casapolti se trouve au fond d'un couloir, au deuxième étage. Je n'ai jamais eu l'idée d'aller traîner dans ce coin, même pour avoir la chance de le croiser par hasard : parfois, le mieux est l'ennemi du bien. Le harceler ne serait pas la bonne solution. Quand j'arrive en ce 12 juin devant la porte, une vingtaine d'étudiants attend déjà. A ma grande surprise, l'ambiance est décontractée, on se permet même de chahuter ! Moi, j'ai le nez dans mes fiches de bristol. Entre deux chapitres, je retrouve les deux étudiantes avec qui j'ai décidé de passer l'oral. Je pense qu'elles ont un minimum travaillé le cours, sinon elles ne seraient même pas en licence. Pour être honnête, je compte surtout sur leur timidité. Elles seront impressionnées par Monsieur le Professeur, la solennité de son bureau, l'air grave qu'il affichera en posant les questions, et cela me donnera une longueur d'avance.

Les étudiants composent leur groupe d'examen puis entrent dans le bureau les uns derrière les autres. Pendant ce temps, des ronces se promènent dans mon ventre, l'adrénaline ravine mon estomac. J'ai le palpitant qui cavale à 140. Ça y est, c'est notre tour !

Une vaste pièce d'environ 30 mètres carrés s'ouvre à moi. Au début à gauche, un salon avec canapés et table basse. Sur les côtés, des bibliothèques. Et au fond, derrière un vaste bureau, il y a Monsieur le Professeur. Impeccable, comme toujours. Sur sa table figurent les registres des étudiants. Trois chaises sont disposées face à lui.

_Mesdemoiselles, entrez et asseyez-vous. Vos noms et prénoms respectifs.

_ Jacquemin Séverine. Simmonson Elevin. Erckart Marie.

Il coche nos noms sur le registre, puis se redresse et se cale au fond de son siège de direction avec un air de jubilation carnassière. On croirait un loup devant de belles proies.

_Bien ! Dites-moi à partir de quel effectif salarié une société doit-elle se doter d'un comité d'entreprise ?

Comme je l'avais prévu, les deux autres étudiantes ne répondent pas. Muettes comme des carpes dont on aurait coupé la langue. Bien que connaissant la réponse, je laisse un instant flotter un silence gêné avant de me précipiter :

_Cinquante salariés.

Raimondo Casapolti se tourne vers moi avec un sourire qui en dit long. On dirait qu'il pense « Je m'en doutais ! ». Les deux autres ne disent pas un mot, l'examen continue, les questions toujours plus précises. Lassée de toujours répondre en premier, je laisse mes deux comparses s'exprimer avec leurs voix qui tremblent, et me contente juste de préciser leurs propos lorsqu'ils sont flous. Les quinze minutes de l'examen défilent sans me laisser le temps d'apprécier la présence de Monsieur le Professeur. Je réalise seulement qu'il est séparé de moi par la simple largeur d'un bureau.

L'oral est terminé. Je quitte la pièce sans m'en rendre compte et me retrouve dans le couloir désert. Les autres étudiants sont tous passés, la prochaine session ayant lieu à quatorze heures trente. Marie et Séverine s'empressent vers le restaurant universitaire. Je reste un instant debout, exténuée, le dos appuyée contre le mur, mon sac à bout de bras. Autour de moi, la peinture vert foncé des couloirs. Une odeur de bois, d'encre et de poussière. Le silence. Je m'entends respirer. Le film de l'examen repasse dans ma tête. Ai-je bien répondu cinquante salariés à la première question ? Je ne sais plus. Et la procédure de licenciement ? Oui, j'ai parlé des prud'hommes et de l'inspection du travail. Est-ce que je n'ai rien oublié sur la sanction disciplinaire ?

_Hello ! Tu sors de l'exam ? Je suis venu repérer les lieux.

C'est Nico. Il ne manquait plus que lui.

_Heu... oui, mais j'allais partir.

_Alors, les questions c'est quoi ? Donne-les moi, je perdrai moins d'temps à trimer ! Allez, qu'est-ce que t'attends, BOUGE !!

_Eh, piano ! D'abord, il n'est pas idiot, il ne va pas poser les mêmes questions à tout le monde ! Tu crois quoi ?

_Je crois que tu veux m'enfoncer la tête sous l'eau ! J'ai pas eu l'temps d'réviser !

_Bah t'avais qu'à faire comme moi : bosser la nuit !

Ça ne me gênerait pas de lui donner les questions, mais sa manière de me les demander m'insupporte. Il est délibérément agressif. Le contour de ses poings s'agite dans ses poches. Les sourcils froncés, il s'approche de plus en plus de moi, les épaules voûtées, le regard mauvais. Soudain, il m'attrape violemment les deux bras en même temps.

_J'te préviens Elevin, si tu...

La porte du bureau s'ouvre et en sort la haute silhouette de Monsieur le Professeur. Nico me lâche immédiatement. Médusée, je le regarde qui fait un pas en arrière. Je ne pensais pas qu'il pouvait aller si loin. Raimondo Casapolti s'interpose entre nous. Il se met face à Nico, le toise de haut, du haut de son mètre quatre-vingt dix. Il le dépasse d'une bonne tête. Il le fixe, droit dans les yeux, et lui lâche un glacial :

_Bonjour, Monsieur.

En l'espace d'une demi-seconde, Nico tourne les talons sans rien ajouter. Raimondo Casapolti se tourne vers moi, et dépose sa main sur mon épaule. Chaleureux, lumineux dans ce couloir obscur.

_J'ignorais que vous étiez encore là, sinon je serais sorti plus tôt...

Tétanisée à la fois par la surprise de me trouver face à lui et par l'attitude de Nico, je bredouille avec peine en replaçant une mèche de mes cheveux derrière l'oreille.

_Pardon, je... j'essayais de faire le point sur l'examen.

_Soyez rassurée, vous avez obtenu une très bonne note.

_Merci, Monsieur.

_Ne me remerciez pas, c'est vous qui avez fait le travail. Cependant vous avez l'air un peu perdue, dit-il en plissant le front.

Il se tient si près de moi que je pourrais compter les rayures grises qui labourent ses yeux profonds.

_Oh, ce n'est rien, un peu de fatigue...

_Passez me voir un de ces jours, je vous remonterai le moral. La semaine prochaine, je serai là mardi et jeudi.

J'acquiesce en silence.

Le présent est la seule éternité possible.


Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant