14 - Vouloir nous brûle

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A la faculté, il n'y a pas de concurrence entre les étudiants : du moment que l'on décroche la moyenne, on passe dans l'année supérieure. Il n'est donc pas question de compétition, comme c'est le cas dans les grandes écoles privées ou les classes préparatoires. L'on peut donc à son gré sympathiser les uns avec les autres sans craindre de s'en faire des ennemis. C'est l'esprit de l'université. Il pousse à l'ouverture aux autres, au partage des connaissances, à la solidarité. Bien sûr on ne se connaît pas tous, car nous sommes trop nombreux. Certains visages passent comme des ombres. Sur d'autres, le soleil de l'amitié éclaire ce qui peut devenir une longue relation.

Il y a aussi ceux qui vous collent sans que vous puissiez leur échapper. Parmi ceux-là, une jeune femme a tendance à me poursuivre de ses assiduités. Une brune aux cheveux longs, pas très bien habillée. Moi, Elevin, je ne suis pas terrible non plus, mais au moins je ne poursuis pas les autres, notamment si je sens leur réticence à mon égard. Ce n'est pas le cas de Mallory. J'évite son contact car elle me met mal à l'aise. J'ai l'impression qu'elle aime les filles. En tant que tel, cela ne me dérange pas plus que ça. Ce ne sont pas non plus ses cheveux gras, ni ses vingt kilos de trop car je n'ai pas de leçons à donner en la matière, notamment quand je me laisse un peu aller le weekend. Non, c'est plutôt sa perpétuelle expression de chien battu sur le visage et surtout, surtout, son haleine de rat crevé. Allez savoir pourquoi, Mallory a décidé que nous serions amies. Il est vrai qu'elle semble un peu isolée. Alors comme j'ai un côté Saint Bernard, il arrive que je me laisse approcher par cette pauvre âme.

Mallory, en cette fin d'après-midi, me regarde depuis le fond de l'amphithéâtre et ne me quitte pas des yeux. Je sens que je ne vais pas réussir à éviter une conversation avec l' haleine chargée qu'elle me souffle au visage. Elle s'approche et me salue, je lui rends son bonjour sans grande conviction, d'autant qu'elle a l'air encore plus gênée que d'habitude. Elle se tortille en croisant les jambes et semble ne pas savoir par où commencer.

_Heu, tu ne voudrais pas me prêter ton cours de droit constitutionnel de ce matin ? Je n'ai pas pu venir...

Nous y voilà. Evidemment, pour se trouver à 8h ce matin au cours de droit constitutionnel, il faut venir avec les yeux qui piquent. Tous les étudiants n'en ont pas la force, ou pas la volonté. Bonne pâte, je lui tends mes notes.

_ Okay mais tu me les rends ce soir, sans faute, car j'en ai besoin pour faire mes recherches.

_Oui, bien sûr, on se retrouve à 18 heures dans le hall.

Fréquenter Monsieur le Professeur m'a donné de nouvelles habitudes, une nouvelle volonté de travailler encore plus, d'approfondir, de maîtriser l'analyse juridique, de pousser mes capacités de synthèse. Je reprends donc toujours mes notes de cours en essayant de les approfondir. Un passage à la bibliothèque me permet de feuilleter un livre pour éclairer un sujet, photocopier l'article d'un enseignant ou d'un avocat. Cela prend du temps et mes plages de loisir se sont réduites comme peau de chagrin. Mais il me suffit de penser à Raimondo Casapolti pour jeter toute mon énergie dans le droit, pour coller la dernière heure de la nuit à mes envies d'encore. Travailler est devenu un exutoire à mes frustrations de n'avoir pas caressé sa peau, embrassé ses lèvres, accroché mes mains à ses épaules. Ce surplus d'impatience est donc réinvesti dans le travail intellectuel, à défaut d'ébats amoureux. C'est un peu pitoyable, mais c'est tout ce que j'ai trouvé.

Arrivée à l'heure dite, dans le hall, pas de Mallory. Pas plus qu'à 18h15, encore moins qu'à 18h30. Je rentre chez moi dépitée. Ce matin je me suis levée à 5h45 pour arriver à temps au cours de droit constitutionnel, pendant que Mallory roupillait sans doute au milieu de ses ours en peluche. Mes notes, elle me les rendra finalement le lendemain, un large sourire laissant voir ses dents gâtées. Ce n'est pas ça qui m'inquiète : dans le salon, ma mère penchée au-dessus de son bureau se concentre dans la rédaction d'un billet de papier blanc. Je monte dans ma chambre sans même lui adresser un mot. Une fois enfermée dans mon sanctuaire, je m'attelle moi aussi à ma table de travail. Cesse de t'agiter, Elevin. Reste focalisée sur tes arrêts de cassation. Imagine que Casapolti te pose des questions dessus. Que vous vous trouvez tous les deux dans le couloir de l'amphithéâtre. Qu'il t'interroge avec son humour ravageur. Qu'il pose un bras sur ton épaule. Qu'il approche son visage du tien. Mon système nerveux s'apaise enfin. Je reprends ma lecture. Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit. Savoir nous laisse dans un perpétuel état de calme.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant