4 - La déconvenue

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Comme d'habitude, la bibliothèque de la faculté est bondée. Certaines étagères ont été vidées de leur contenu, les livres éparpillés sur les tables de consultation, d'autres abandonnés sur des chaises. C'est un bazar épouvantable. Il règne un froid de gueux là-dedans. Pour un peu il faudrait garder des mitaines aux mains. Débordées, les deux bibliothécaires quinquagénaires ne peuvent faire face à l'afflux quotidien d'étudiants. Ce jour, c'est Joséphine qui m'accompagne.

- Il me faut le recueil Dalloz 1976 pour retrouver l'arrêt de droit civil qui applique la réforme du divorce, dis-je à mon amie surnommée Zézé.

- Hé bien ce n'est pas de chance, le recueil n'est pas à sa place. On va encore bien galérer !, réplique-t-elle en s'énervant.

- Bon, ne nous laissons pas abattre : la chasse au Dalloz est ouverte !

Nous commençons à parcourir les allées de la bibli'. Le recueil pouvait avoir été mal rangé. C'est ainsi qu'on retrouve parfois un Dalloz sur les étagères  du Juris-classeur. Parfois, les étudiants cachent exprès certains livres pour que les autres n'y aient pas accès. Vermine diabolique ! Bien qu'il n'y ait pas de compétition à la faculté, des petits malins veulent se donner les moyens de supplanter les autres. Moi, Elevin, toujours trop gentille, j'avais prêté mes notes de cours en première année à une pauvre fille qui me les a rendus trois mois plus tard. L'examen étant passé, ma générosité m'avait coûté cher : un 9 sur 20 en droit constitutionnel.

Tout en poursuivant notre course au trésor, nous discutons de la dernière soirée chez Thomas. J'avoue que j'en ai gardé un souvenir ému.

- C'était bien la soirée chez Thomas non ?, dis-je à Zézé d'un ai rêveur.

- Oui, qu'est-ce que j'ai bu ! J'ai mis deux jours à récupérer !!

- J'ai dansé avec Nico. Il a été adorable.

Joséphine prend un air gêné.

- Tu sais, me répond-elle, en soirée on boit un peu donc forcément on se lâche et il se passe des trucs, mais il ne faut pas trop y faire attention.

- Pourquoi tu dis ça ?, dis-je en soulevant une pile de livres.

- Écoute, je ne devais pas te le dire, mais je préfère ça, au moins ce sera plus clair.

Un nuage noir passe dans mon être. Joséphine reprend :

- Nicolas a montré les photos de la soirée à son père. Il lui a demandé comment il te trouvait, et son père a trouvé que Anne-Charlotte était plus jolie. Voilà.

- Je vois, très sympathique...

Ma gorge se serre, mais je ne veux pas fondre en larmes en plein bibliothèque. Joséphine reprend :

- Je sais que je risque de te briser le cœur mais ne m'en veux pas. L'avis de son père compte beaucoup pour Nico.

- Mais enfin ce ne sont pas des photos de studio ! On les a faites n'importe comment !

- Je sais, je sais.

Un moment de silence nous sépare.

- Tiens, le voilà ton Dalloz 76, annonce Joséphine en brandissant le volume comme un totem.

- Ah, au moins je ne  serais pas venue juste pour m'entendre dire que je suis moche sur des putains de photos...

Malgré mon sentiment d'injustice, je ravale ma rancœur. De toute façon, Anne-Charlotte est déjà prise. Des images éphémères d'autres déceptions sentimentales me revinrent à l'esprit, et je les fixe dans leur immobilité vacillante.


Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant