"Tiiiiit tit !!! Tiiiit tit !" 5h45, l'heure de me lever pour arriver en cours à 8h tapantes. Les partiels terminés, la longue litanie de l'emploi du temps a repris ses droits. J'ai obtenu 14 de moyenne, cette fois-ci je ne me plains pas. Je me lève en pestant quand même contre les fabricants de réveils. Pas un qui ait eu l'idée d'une sonnerie un peu plus accueillante ? Après avoir enfilé mes chaussons et passé ma robe de chambre, je descends les escaliers de la maison vers la cuisine. Tout est noir et silencieux. Le chien, Tenzor, notre adorable boxer qui m'attend au pied de la porte, frétille de sa petite queue. Je vois ses prunelles briller de plaisir dans l'obscurité. "Toi non plus, tu n'aimes pas la solitude...", lui dis-je d'une voix feutrée en grattouillant le sommet de sa tête.
Café, tartines, brosse à dents. Un peu de rangement dans ma chambre. Un coup d'œil au planning de la journée : droit civil, 2h. Droit social, 1h. Pause déjeuner. Histoire du droit romain, 2h. Passage à la bibliothèque pour faire des recherches sur le droit pénal des affaires, l'abus de biens sociaux en particulier car je n'ai rien compris au cours : le prof va trop vite.
J'empoigne une pile de feuilles de classeur à grands carreaux. Il m'en faudra bien une vingtaine pour prendre mes notes du jour, le tout dans un trieur coloré en carton, dans lequel je répartis les différentes matières : le pire serait de mélanger les feuilles entre elles ! Je sors de la maison en faisant le moins de bruit possible. Dehors, le ciel est aussi noir que l'air est froid. Personne dans les rues. Mes talons claquent dans le silence. Seule la buée de mon souffle dans l'air humide me tient compagnie. La ville semble morte. Je marche vers la gare de RER. L'avenue tourne en descendant. Sur les arbres du trottoir, le gel dessine des figures inquiétantes. Une tache noire et blanche au bord de la route attire soudain mon attention. M'approchant en écarquillant les yeux, je comprends trop vite. C'est un chat, renversé sans doute durant la nuit par un chauffard impitoyable. Il m'est arrivé de le voir dans les jardins, il doit appartenir à l'un des voisins. J'hésite à toucher sa fourrure. Je me demande s'il est déjà froid. Même si je ne le connaissais pas, je suis prise de sanglots. Je poursuis ma route avec la sensation étrange et pénétrante que mon cœur baigne dans le synthol.
Lorsque j'arrive à Saint Miry, le jour a enfin daigné colorer le ciel d'un bleu plus clair. Pas de chance, l'amphithéâtre n'est pas chauffé. On se croirait dans une morgue. Nous suivons les cours emmitouflés dans nos manteaux, en soufflant sur nos doigts qui s'engourdissent et ne prennent pas les notes assez vite. Casapolti ne fait pas d'humour aujourd'hui. Il décline son cours d'une voix grave et posée. Toujours aussi clair, carré. Militaire. En plein développement sur les clauses obligatoires du contrat de travail, le vibreur de mon téléphone attire mon attention. J'entrouvre discrètement la fermeture éclair de mon sac à main. C'est un sms de ma grande sœur, Camille. Ma mère ne s'est pas réveillée ce matin. Mon père a défoncé la porte fermée de l'intérieur. "Maman est à l'hôpital rejoins ns au + vite urgences de Créteil"
Il paraît que soumis à un stress intense, le cerveau émet des hormones de secours. Je ne sais pas ce qui se passe dans ma tête, mais pour l'instant c'est l'estomac qui se tortille. Paniquée, je plonge mon visage dans mes mains. Heureusement, le cours finit dans cinq minutes. Joséphine perçoit mon trouble. Je lui raconte tout bas ce qui se passe, mais je n'ai pas envie de voir sa mine consternée : je déteste la pitié. La nouvelle circule dans ma petite troupe d'amis. J'entends des "Merde !" qui frémissent sur les sièges d'à côté. Le cours terminé, je remballe mes affaires vite fait.
_ Tu veux qu'on vienne avec toi ?, propose Anne-Charlotte.
_ Non, merci, il y a encore cours cet après-midi, ça vous pénaliserait de ne pas y aller. Vous me passerez vos notes ?
_ Bien sur, ne t'en fais pas pour ça, répond Nico.
_ Je vous tiens au courant, dis-je en remontant l'allée de petites tables pour gagner la sortie.
Sitôt dans le couloir, j'appelle Camille.
_ Oui, c'est Elevin.
_ Ah Elevin, papa a dû partir, je seule au urgences avec Maman. Elle a eu un lavage d'estomac, elle avait avalé son flacon d'antidépresseurs. Un médecin devait passer la voir et je n'ai toujours vu personne. Je trouve qu'elle respire mal !
_ Il y a forcément une infirmière en chef : sors dans le couloir et cherche la salle du personnel soignant.
_ Mais j'ai peur de laisser maman toute seule !
_ Alors appelle dans le couloir, il y a forcément des infirmières pas loin !
Derrière moi, j'entends des pas sourds, tout près, qui s'enchaînent et claquent le sol en même temps que je parle à Camille.
_ Viens, je t'en supplie, je ne sais pas quoi faire !
_ Je viens, là je quitte la fac et je viens au plus vite, ne t'inquiète pas. J'essaie de joindre papa et j'arrive. Et toi, trouve des infirmières !!
_ Ok, on se rappelle.
Je raccroche et constate que mes batteries sont à plat, trop pour appeler mon père. Je vais devoir retourner dans le hall d'accueil pour utiliser les téléphones fixes qui sont à notre disposition, des espèces de cabines téléphoniques d'un autre âge. Derrière moi, les pas sourds ont été distancés. Il faut dire que je cavale vers les téléphones. Papa ne répond pas. Tant pis, j'essayerai à nouveau depuis l'hôpital. Je me retourne vers les portes vitrées de la sortie. Une haute silhouette se découpe dans le contre-jour. Les pas sourds se rapprochent de moi, mais de face cette fois. Je le reconnais à quelques mètres. Sorti juste derrière moi de l'amphithéâtre, Casapolti a tout entendu. Et tout compris. Au moment de le croiser je lève les yeux vers lui. Il me regarde et murmure "Courage...". Ses yeux bleus sont animés par des soleils superbes.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...