3 - La soirée

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Nous organisons notre première soirée de l'année en ce début de licence. Le semestre est à peine commencé, pas d'examen imminent. Juste les cours des "petites matières" que nous passons à l'oral lors des examens, et trois séances de travaux dirigés à préparer chaque semaine pour les "grosses matières" que nous passons à l'écrit. Préparer une séance de "TD" consiste à décortiquer une vingtaine de décisions de justice que l'on vous a remis en un paquet de photocopies d'environ un demi centimètre d'épaisseur. C'est écrit tellement minuscule que je suis devenue myope. La pression est continue mais modérée. Mes amis et moi pouvons donc nous offrir une petite tranche de temps pour décompresser ! Pour cela, rien de tel que le samedi soir. Rendez-vous chez Thomas, à Villepinte. J'ai souvent cru que cela s'écrivait Ville Peinte, d'ailleurs un bon coup de pinceau n'aurait pas été du luxe vue la vétusté de certains quartiers. Mais les parents de Thomas sont médecins : ils vivent du bon côté de la cité. Quand je le vois rentrer les packs de bière, j'éclate de rire intérieurement en pensant à cette Vile Pinte ! En attendant, c'est une chance que les parents de Thomas soient partis en weekend.

La soirée s'annonce arrosée et en ce qui me concerne, je n'ai pas encore mon permis de conduire. Je dépends donc des autres, et ce soir là je dépends de Bastien, le petit ami d'Anne-Charlotte, un grand garçon brun aux yeux noisette et au regard doux. Quand je pense qu'ils ont peut-être déjà fait l'amour ensemble, je me sens ridicule et piteuse de garder mon état de célibataire comme un morceau de scotch collé aux doigts. Impossible de s'en débarrasser sans qu'il s'agglutine ailleurs...

- Anne-Cha', tu m'avais dit qu'on emmenait Elevin ?, demande Bastien à sa récente conquête universitaire.

- Bah oui, je t'en ai parlé il y a deux jours, puisque la voiture de tes parents leur sert pour leur déménagement, je t'ai dit de remettre la banquette arrière ! répond Anne-Charlotte, le rose aux joues, excédée par le faible nombre d'informations que Bastien peut retenir.

Je vois un blanc traverser le visage de Bastien. Oups. Elevin, tu vas circuler dans le coffre ! Me voici assise sur un revêtement de plastique dur comme du bois, à l'arrière de la voiture.

- Si les flics nous chopent, on est mal ! rengaine Anne-Cha.

Depuis ma place de toutou qu'on  emmène en promenade, je vois ses cheveux courts et blonds s'agiter à chaque fois qu'elle s'énerve, mais cela ne dure jamais bien longtemps. J'admire son caractère constant. Elle aurait d'ailleurs pu s'appeler Constance, tellement sa moyenne en droit ne varie pas en dessous des 15 sur 20. Je remise au fond de moi-même les déceptions liées à quelques copies récentes que les chargés de travaux dirigés m'ont rendues avec une note minable : 10, 11, 12 les meilleurs jours. Allons, ce soir, je ne veux pas m'apitoyer ! En route pour la soirée ! Sous les cahots de la route, mon arrière train souffre le martyr, mais je n'échangerais ma place pour rien au monde.

Thomas et Joséphine sont déjà là et ont tout préparé. Nous déposons manteaux et sacs dans le vestibule. Le pavillon est cossu et bien meublé. Je me rends dans la cuisine, afin de saluer les talents culinaires de Thomas qui touille une sauce tomate au thym dans une grande casserole. Soudain, une petite blonde aux yeux de biche fait irruption et enlace Thomas sous mes yeux.

- Ah tiens, je te présente Lisette !, annonce Thomas qui ne perçoit pas le trouble qui vient de me gercer le coeur. Qui est cette fille ? Que fait-elle là ? La jalousie m'envahit comme un poison noir. Faisant bonne figure, ne laissant pas paraître ma tempête intérieure, je salue la demoiselle tout en détaillant sa personne. "Elle est sans intérêt, trop petite, et elle ne s'est même pas maquillée", me dis-je, de mauvaise foi. Pour un peu, je me mettrais à grommeler.

Joséphine, Anne-Charlotte, Bastien et Nicolas nous rejoignent pour mettre la table. La bonne humeur générale ponctuée de fous rire me fait oublier mes rancœurs. Après tout, je suis là, intégrée dans un groupe de jeunes gens tandis que les ombres du soir s'allongent sur la pelouse du jardin. Et puis je bois de la bière, sans devenir ivre, juste assez pour que la tête me tourne. Après le dîner nous poursuivons la soirée dans le salon. Nous devenons de plus en plus foufous.

- Mais qui a mis cette musique navrante ?, demande Nicolas en attrapant Joséphine par la taille pour la faire danser en singeant une valse du 18e siècle.

- Hé, laisse-moi, j'ai suffisamment le tournis comme ça !, réplique-t-elle en éclatant de rire et en retournant sur le canapé, sa bouteille de Grimbergen à la main.

- Bon, alors je change de cavalière ! Comme dans les bals du temps de nos ancêtres !, clame-t-il en me prenant la main pour n'emmener sur la piste de danse improvisée. Je n'ai pas le temps de dire ouf, pas le temps de protester, pas le temps d'accepter, pas le temps de me préparer. Des souvenirs de "boums" collégiennes tourbillonnent dans mon esprit.

La bière fait le reste.

Je ne sens plus le sol sous mes pieds.

Je ne sens que les bras de Nicolas autour de moi.


Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant