Après le frileux avril arrive mai. Il est frais, doux et rose comme un nouveau-né. Les fleurs en bouton, les rais de soleil perçant entre les nuages, le parfum vert des frênes et des peupliers donnent du printemps à mon âme. Le samedi après-midi, je descends à pieds jusqu'aux bords de marne. Assise à un mètre de la rivière, contre le talus d'herbe, je peux me laisser aller à un peu de contemplation. Dans mon sac, j'emmène une bouteille d'eau, mon éternel stylo plume métallisé et un petit carnet vert, acheté un euro au supermarché. Autant dire tout de suite qu'il n'est pas très beau : il n'a aucune coquetterie. Mais ses pages couvertes de petits carreaux sont aussi dignes de recevoir mes mots que le meilleur papier vélin. Parce que ces mots sont extraordinaires. Je consigne avec ferveur tous les moments subtils que j'ai vécus aux côtés de Monsieur le Professeur. De ses premiers cours distants et froids aux sublimes chaleurs de sa voix, de sa main sur mon bras lorsque j'ai pu me trouver seule avec lui. J'établis ainsi un herbier de souvenirs, aussi beau qu'une collection de fleurs sauvages. Si ces moments sont gravés dans chaque fibre de mon être, les écrire est comme leur donner une réalité, me convaincre que je n'ai pas rêvé, que Raimondo Casapolti a bien plongé ses yeux dans les miens, qu'il est bien entré dans ma vie au moment où je m'y attendais le moins.
Je m'accorde ainsi une heure hors du temps. Je me demande même si je ne deviens pas de plus en plus sauvage. Fuyant la compagnie de mes contemporains, je préfère me plonger dans de longues rêveries dont je détiens seule la clé. Cet univers intérieur ne risque aucune effraction. C'est un monde inviolable, clos en moi-même comme un coffre-fort de bruyère. Lorsque je quitte les bords de marne, je rentre chez mes parents et m'enferme aussitôt dans ma chambre. Ce serait une saison bien agréable si elle ne signifiait rester cloîtrée pendant des heures à réviser les partiels qui commencent dans un mois. Comme à Noël revient la vie monacale. Je relis des centaines de pages de notes. De chaque cours, je tire la substantifique moelle sur une fiche de bristol. J'ai commencé bien sûr par mon cours préféré, celui de mon cher Professeur : le droit du travail. Après avoir répété le cours dans ma tête tout en marchant dans ma chambre, j'attends un quart d'heure puis j'essaie de le réciter intégralement. Je note ce que je n'ai pas retenu, ou mal compris, et je recommence jusqu'à ce que le cours soit maîtrisé. Ensuite, j'inscris le plan détaillé du cours sur une autre fiche de bristol, plus petite. Celle-ci sera mon aide-mémoire, le moyen le plus rapide et le plus efficace pour revoir le cours en vitesse dans le RER le jour de l'épreuve. Je répète la même méthode pour tous les cours, dans toutes les matières, en les complétant par des photocopies de livres et des reprises de séances de travaux dirigés. Autant le dire, c'est un travail de titan. Je me vois comme un moine copiste du Moyen-Age, qui prie en écrivant inlassablement et ne relève la tête qu'à la tombée du jour.
Deux semaines séparent la fin des cours du début des examens. Quatorze jours pendant lesquels je vais réviser de toutes mes forces, sans l'aide de personne. Sans voir Marlène. Sans le regard chaud et les paroles rassurantes de Monsieur le Professeur. Il n'est pas concevable que je puisse le décevoir. Il fait passer les épreuves orales dans son bureau, mais avec une particularité : pour mettre les étudiants en concurrence entre eux, il les fait passer trois par trois ! Plus inhabituel encore : il nous laisse le choix de déterminer avec qui ! Dès lors, ce n'est pas mon intérêt de passer avec mes camarades, qui ont à peu près le même niveau que moi. Elevin, si tu veux te donner une chance supplémentaire, il va falloir débusquer deux remarquables cruches, sans mémoire et dotées d'aucune subtilité !
Telles sont mes pensées alors que je pose mon sac dans un coin de ma chambre pour me diriger vers mon bureau et reprendre mes révisions. Mais... c'est bizarre. J'avais pourtant laissé mes cours de droit du travail et mes fiches posées à plat sur ma table. Je regarde de chaque côté du bureau, derrière le meuble, contre le mur au cas où les feuilles auraient glissé sous l'effet de je ne sais quel courant d'air perfide. Les tiroirs. Les pochettes cartonnées. Mes sacs. Mon trieur. Et si j'avais révisé sur mon lit ? Je me lève d'un bond, renverse oreillers, draps, couette et couvertures. Ce n'est pas possible ! Je reviens au bureau, mais il est désespérément vide. Je commence à paniquer, je vais devenir dingue ! OU SONT PASSES MES COURS DE CASAPOLTI ??? Je cours hors de ma chambre vers celle de ma sœur, Cécile.
_Cécile, tu es bien restée là depuis le déjeuner ?
Elle lève le nez de son manuel d'hématologie.
_Euh, moui, je n'ai pas bougé. Pourquoi ?
_Je ne trouve plus mes cours, ILS ONT DISPARU !!
_Bah écoute, ils sont bien quelque part, cherche un peu !
_Mais j'ai retourné toute la pièce, je les avais laissés sur mon bureau il y a une heure ! As-tu vu quelqu'un entrer dans ma chambre ?
_Non, non je ne crois pas, à part Maman qui y est allée avec son panier de linge.
Le monde s'arrête autour de moi. Cette fois la panique s'installe. Et la haine. Maman. Tu ne m'as pas eue en passant par la Doyenne. Tu as trouvé un nouvel angle d'attaque. Une encre noire se répand en moi comme une nappe de pétrole. Elle m'a piqué mes cours pour que je me plante à l'examen de Casapolti, pour que je me ridiculise. Maman, puisses-tu subir un éternel tourment dans les profondeurs de l'enfer.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...