Quand on est étudiant en droit, on a deux périodes de répit : entre les partiels de janvier et ceux du mois de juin !! L'année universitaire est donc bipolaire : il y a les examens d'hiver et les examens d'été. En résumé, pour la période hivernale, le mois de décembre est consacré aux révisions : il faut revoir tous les cours suivis depuis le début de l'année. Autant dire qu'on est loin de l'esprit de Noël ! Petites courses, décoration du sapin, crèche, listes de cadeaux, tout vous passe sous le nez : vous êtes cloîtré tel un moins bénédictin dans son monastère et qui, dérangé par l'importun, répondrait non pas "Je suis en prière", mais "Je suis en révision, repassez plus tard !" Oui, on peut le dire, les études de droit relèvent du sacerdoce.
J'ai donc passé un Noël horrible. Dans les codes de droit civil, les feuilles de notes, les liste de décisions de justice et les livres. Tout cela forme un remblais sur mon bureau, d'où émerge à peine le sommet de ma tête. En vacances depuis 8 jours, je ne suis pas sortie une seule fois. Je me lève à 7h, je travaille de 8 à 12, je reprends à 13h, je fais une pause à 17h, puis je retravaille jusqu'au dîner. A 20h, je suis de retour dans ma tranchée de papier, et je trime jusqu'à 23h. Malgré tout ces efforts, j'ai le sentiment d'une montagne infranchissable. Seul point positif : j'ai été exonérée de messe de Noël, loin des remontrances religieuses de ma mère.
Cette année, et c'est une exception, la famille sera au complet pour le réveillon, dans la maison de mes parents. Mon frère aîné sera là avec son épouse Lydie et ses deux filles, mes nièces, Gabrielle, deux ans, et Marine, cinq ans, deux petites poupées qui me rendent complètement gâteuse. Moi qui avais juré de détester les enfants jusqu'à la fin de mes jours ! Comment ne pas craquer face à ces doux cheveux, cette peau qui sent le sucre, ces yeux bleus qui vous questionnent. Nous les couvrons de cadeaux : ce sont les seuls enfants de la famille après tout, mes soeurs et moi n'ayant pas encore pris le chemin épineux de la procréation. Ma grande soeur me dit souvent que quand mon horloge biologique se réveillera, j'aurai une envie irrépressible d'enfant. J'attends donc de pied ferme le déclenchement du grand chronomètre qui pour l'instance brille par son silence.
Nous voici donc neuf à table : mes parents, moi, mon frère Eustache et sa femme, mes deux nièces et mes deux soeurs. L'ambiance est bonne enfant, jusqu'à ce que tout se grippe. En principe, je ne fais jamais d'esclandre, ni en famille ni dans les magasins, ni au guichet de la banque. Je suis plutôt du genre à subir en silence, puis à m'énerver alors que tout est fini. Mais ce soir de Noël, je suis sous tension. Un deux cent mille wolts dans le cerveau, une armoire électrique dans le crâne. Les données juridiques tourbillonnent en arrière-plan dans mon esprit. Ce cours de droit civil que je parviens pas à retenir. Je suis une pile trop remplie, un four à gaz survolté au charbon de bois. La femme de mon frère, Lydie, se met à houspiller Marine de ne pas manger sa pintade. Elle menace ma nièce en plaçant la pointe de sa fourchette à un centimètre de ses joues roses et rebondies.
_ MANGE TA PINTADE !! TU TE RENDS COMPTE, ALORS QUE C'EST TON GRAND-PERE QUI L'A PREPAREE ?!!!!
En plus, cette salope utilise mon père pour culpabiliser la petite puce. Celle-ci tombe en larmes en baissant la tête. C'en est trop. Je fulmine. Casser ainsi cette gamine devant tout le monde le soir de Noël, le jour de la célébration de l'enfance et de l'innocence, me semble un crime impardonnable. Bouillonnante de colère, je regarde chacun des membres de ma famille. Personne ne bronche. On pique du nez dans l'assiette avec honte, lâcheté et une certaine tentative de détachement. Pas un pour défendre une gosse de cinq ans contre cette harpie. J'explose. Le poing que je cogne sur la table fait soudain tinter la vaisselle des grands soirs.
_ CA SUFFIT MAINTENANT, FOUS-LUI LA PAIX !!!! C'EST NOËL, ON EN A MARRE DE LA VOIR SE FAIRE ENGUEULER !!!!!
Lydie lâche immédiatement l'affaire, jette sa fourchette sur la table et ferme son clapet. J'ai gagné. La boule douloureuse dans ma gorge se dissipe peu à peu. Le repas reprend son cours. Et je surveille que personne n'agresse les enfants ! Tout le long de la soirée, ma belle-sœur se mue en un pot de miel adorable et sirupeux. J'ai au moins compris une chose : face aux grandes gueules, il suffit de gueuler plus fort. Mais l'épisode m'a marquée. Une colère sourde agite mes veines. Le réveillon terminé et chacun rentré chez soi, je m'enferme dans ma chambre et m'effondre en larmes sur mon lit. J'ai beau avoir vingt ans, je continue de pleurer sur mon ours en peluche, quand c'est nécessaire. Et puis quand on n'a personne pour vous consoler, un ours fait l'affaire. Je me sens épuisée par cette joute. Et cette pile de cours magistraux que je n'ai pas encore attaquée.
Zzzzzz, zzzzzzzz ! Zzzzzz, zzzzzzzz ! La vibration de mon portable sur le matelas me sort de ma torpeur. Il est 3h30 du matin, cela fait donc presque 22h que je n'ai pas dormi. J'attrape mon vieux téléphone à clapet. C'est Nico ! Vite, un verre d'eau pour me remettre.
_ Salut Nico...
_ Salut, joyeux Noël !! Je ne t'ai pas réveillée ?
_ Non, on a juste fini de dîner.
_ Cool ! C'était sympa ?
_ Sympa n'est pas le mot juste : c'était un combat.
_Mmmm, quelqu'un de la famille a fait une scène, c'est ça ?
_ Exactement. J'ai pris la défense de ma nièce qui se faisait agresser par sa mère. Ca m'a juste épuisée...
_ Dis-toi que ta nièce se rappellera quand elle sera grande qu'un soir de Noël, sa tante a pris sa défense.
_Oui tu as raison, c'est réconfortant de se dire ça...
_ Allez, je te laisse, bisous.
_ Salut.
Je raccroche, tiraillée entre une vague de tendresse et un sentiment de trop peu. Mon épuisement me souffle que ce soir il faut prendre ce qui vient comme il vient, et l'accepter. La chanson de John Littleton embrouille mes pensées. "C'est Noël, sur la terre, chaque jour..., c'est Noël chaque fois qu'on essuie une larme dans les yeux d'un enfant..."
https://www.youtube.com/watch?v=8hJSckBu9xo
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...