7 - Vous êtes amoureuse

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Ce matin, ma mère n'était pas dans son assiette. Pas du tout. Je me demande si elle l'a jamais été, à part sur ses photos de jeunesse, quand elle a rencontré mon père. Il m'arrive, en secret, quand elle est absente, de prendre une chaise et de monter tout en haut de son placard, dans sa chambre. Cette pièce où mon père n'a même plus droit de cité. Je sais qu'elle a caché dans son armoire des albums photos que gardait ma grand-mère, et qu'elle a récupérés après sa mort, quand j'étais encore au collège.

Derrière des pulls empilés sans dessus-dessous, je sens sous mes doigts les albums cartonnés à l'ancienne. J'attrape le premier que mes mains parviennent à saisir. Je redescends de la chaise avec mon butin, puis m'assois sur son lit, l'album sur mes genoux. La couverture représente des montgolfières oranges des années 60, se déplaçant avec majesté dans le ciel. Lentement, comme la marche des souvenirs. Je ne ressens aucune culpabilité, aucun sentiment de profaner la mémoire de qui que ce soit. L'histoire de ma mère, comme celle de toute la famille, fait partie de moi. Si je n'ai pas le droit d'y accéder, je le prends.

Je respire à fond et ouvre l'album. Les photos sont collées contre les pages de carton, et recouvertes d'un fin film de plastique. Mon regard s'arrête sur la photo la plus ancienne de mes parents, avant leur mariage. Fiancés, ils sont partis l'été faire du camping dans le sud de la France, avec la 2 chevaux de mon grand père. Ça ne devait pas être triste, de faire la route en "dodoche". Sur la photo, ils jouent comme des gosses. Mon père en slip de bain, ma mère en robe légère. Tous deux tiennent des bâtons de bois et semblent jouer une scène de théâtre. Mon père émane du papier photo dans toute sa timidité. Ma mère sourit. L'ai-je jamais vue sourire ainsi ? Après tout, est-ce que je connais vraiment ma mère, celle qu'elle était avant ma naissance ? Sa voix, ses cheveux, ses gestes sont différents. Était-elle consciente de la souffrance qui était déjà la sienne, ou l'avait-elle enfouie sous le tas de feuilles mortes de l'inconscient ?

Pour autant que je sache, ma grand-mère mère s'était entichée d'un homme pas très honnête, pas très loyal. Il la battait, puis l'a abandonnée avec ses deux enfants, ma mère et mon oncle, mais atteinte d'un syndrome d'amour fou envers son tortionnaire, elle le suppliait de revenir dans des lettres enflammées. Un jour, mon grand-père s'est suicidé, sous les yeux de ma mère, sautant dans le vide depuis la fenêtre de leur appartement. Ma mère avait 4 ans. Alors forcément... Quand on vit tout ça, au premier souffle de vent le tapis de feuilles de l'inconscient se soulève et vous rappelle les traumatismes jamais cicatrisés.

J'entends claquer la porte d'entrée. Zut, elle est déjà de retour.  Dans un sursaut, je referme l'album et ses pages de souvenirs, bondis sur la chaise qui craque de mécontentement et replace l'objet interdit derrière les pulls-overs. Un tour de clé dans la porte du placard. La chaise à sa place. Je sors de la chambre. Ouf, ni vue ni connue. Je croise ma mère dans l'escalier de la maison. Pour un peu j'aurais été prise la main dans le sac.

_ Ah, tu es là.

_ Ça va, maman ?

_ Oui...non. Je ne sais pas. Peu importe. J'ai oublié mes lunettes. Je repars tout de suite, j'ai confié mes élèves à la nouvelle institutrice. Tu n'as pas cours aujourd'hui ?

_ Si, je partais justement.

_ Dépêche-toi, il va être 9 heures.

_ Oui, j'y vais. A ce soir.

Sur le trajet en RER, je repense à ma mère. Elle avait les yeux si fatigués. Je la plains et en même temps je lui en veux de ce qu'elle nous fait subir. A toujours traiter notre père comme un moins que rien. A refuser de s'attaquer à cette souffrance qui rouille en elle comme un squelette de fer. Me reviennent les gifles injustifiées, les humiliations en famille. Et puis je chasse tout cela de mes pensées. Le RER arrive à destination : St Miry, ses pavillons, ses rangées de troènes et sa faculté de droit délabrée. Mais aujourd'hui, c'est le cours de Raimondo Casapolti. Cette seule idée n'emmène loin de l'air épais ou stagnent les vieilles peines.

Mes camarades sont déjà dans l'amphi. A ma grande surprise, Nicolas me fait une simple bise sur la joue en guise de bienvenue. Heu... on n'est pas ensemble depuis quelques jours ? Ou alors j'ai raté un épisode ? Mais je n'ai pas le temps de m'interroger : le cours commence. Monsieur le Professeur me semble tout à fait en forme. Il paraît en tout cas très à l'aise, devant ce parterre de 300 étudiants. "Il faut le faire, quand même", me dis-je. J'admire sa haute taille, son costume bleu marine, la chemise blanche, les chaussures impeccables. Je me dis que ma tête entière pourrait reposer sur une seule de ses épaules, tant elles sont larges. Son regard parcourt l'assistance, se posant le plus souvent sur nous, qui sommes au 3e rang. Parfois sur moi. Sa voix grave résonne, amplifiée par le micro.

_ Comme vous l'avez appris en première année, le droit autorise la poursuite des personnes physiques (vous et moi), mais aussi des personnes morales (les entreprises). Et d'ailleurs il l'autorise aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain... Et oui, c'est comme en amour, l'on s'aime plus qu'hier et bien moins que demain..., glisse-t-il avec un sourire amusé.

L'amphithéâtre murmure de rire. Casapolti savoure la réaction des étudiants. Il sait qu'il fait son petit effet. Il se tourne vers moi. Je le regarde, le coude appuyé sur la tablette, le visage posé dans la paume de ma main. Je n'écris plus. Je me suis perdue dans une contemplation immobile.

_ Vous êtes amoureuse, Mademoiselle, on le sent..., me lance-t-il.

L'amphithéâtre bondit, surpris de cette sortie. Anne-Cha me donne du coude :

_ Bah dis-donc, t'es amoureuse de lui ?!, ricane-t-elle avec un sourire complice.

_ Mais ça va pas, non ?!

Heureusement, Casapolti poursuit son discours et les étudiants oublient vite cet intermède. je ne sais plus où me mettre. Je reprends ma prise de notes. Rester concentrée sur ce qu'il dit. La fin du cours arrive. Casapolti rassemble ses polycopiés, prend son manteau, s'apprête à quitter la salle. Je reste les yeux rivés sur lui, et le ciel au-delà.



Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant