50 - Ardente déraison

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Ce jour-là, je ne note pas un strict mot de la conférence de droit social. Je crois que je ne dis bonjour à personne. Je reste assise, à regarder le vide, les yeux fixes, comme une chouette éblouie. C'est pourtant dans mon cœur un chaos, un bourdonnement immense, une folie ; tout est passé comme dans un rêve. Enfin, je retourne au bureau. Le soir, je marche telle une enfant zombie devant les décors de la ville. Tout me semble sans vie car la vie entière est en moi. Je me surprends dans les gestes quotidiens. Est-il seulement possible de les accomplir dans cet état, sans rien laisser paraître ? Oui car je le constate : je mange, je parle avec Angelo, je lui demande comment s'est passée sa journée, je respire, je bois, alors qu'un monde entier s'agite en toute indépendance dans mon esprit : Monsieur le Professeur a demandé à me revoir. Je n'attends qu'une chose : que l'arrivée de la nuit me laisse enfin seule avec ces instants. Que je puisse les revivre sans être dérangée, autant de fois que je souhaite. Pendant des heures.

Cet état second se poursuit tous les jours de la semaine. Un nuage cotonneux ne serait pas plus doux. Je suis comme anesthésiée, baignée d'une douce torpeur. Les choses qui m'énervent d'habitude n'ont plus aucune emprise sur moi : j'ignore superbement les gens mal élevés dans le métro, ceux qui parlent trop fort, ceux qui puent, ceux qui me bousculent, ceux qui me marchent dessus. Au bureau, je fais un effort pour écrire mes articles le plus vite possible afin de retourner aussitôt à ma boucle enchantée : la gardienne, les enfants noirs qui jouent, puis la Mercedes grise, longue comme la file de mes espoirs. Le bruit de la porte, de ses pas. Son regard bleu. Veston. Trait rouge à la boutonnière. La chaleur de sa main. Avant de retirer mon manteau, je caresse mon bras comme il l'a fait pour en retrouver la sensation. Mes collègues me parlent, mais je n'entends pas. Je suis dans un espace réservé, connu de moi seule, et cette seule pensée me réjouit.

J'ai dans le cœur une chambre royale.

C'est comme retrouver sa jeunesse après cent ans d'absence. Les dernières images de Monsieur le professeur se confondent avec celles d'autrefois. Partout je marche dans le passé, je le remonte comme un torrent que l'on grimpe et dont l'eau me murmure le long des genoux.

Le froid a laissé la place à une douceur humide. Il pleut sans discontinuer. Angelo s'étonne de me voir rentrer le soir trempée. C'est vrai, j'ai perdu depuis longtemps mon dernier parapluie. L'idée d'en racheter un ne m'est même pas venue : je marche sous le ciel sombre sans désemparer. Le samedi matin, je prends la résolution de me rendre à la maroquinerie dans le centre-ville de Pignay. La boutique est figée depuis sa création, dans les années soixante. Comme le maroquinier. Son jean Levis est retenu autour de la taille par une cordelette. Il porte plusieurs pulls les uns sur les autres : un blanc dont je ne vois que le col, et un marron hideux, tricoté avec des losanges en relief. Il n'y a pas de chauffage. Je rentre et patiente le long des portefeuilles. La cliente précédente passe sans me voir avec son sac à mains neuf et un air satisfait.

_Bonjour Monsieur, vous avez des parapluies pliants ?

_Oui, j'en ai des tas.

Un silence s'installe entre nous, j'ai beau le regarder, il ne bouge pas. Ses cheveux blancs lui donnent l'air d'un ange qui aurait vieilli brusquement. Il se retourne enfin et ouvre avec difficulté un grand tiroir de travers qui rappe le tiroir du dessous. Il sort pêle-mêle des parapluies sur le comptoir.

_Vous en avez des made in France ?

Depuis que j'ai écrit un article sur les entrepreneurs qui luttent envers et contre tout pour maintenir des usines en France, je fais un effort dans ma consommation.

_Ah ils sont tous Made in France, enfin plus ou moins. Certains ont des matériaux français mais sont montés à l'étranger. Mais cela vous donne le même parapluie. Comme les Picabrol par exemple, ou les Marignac, dit-il en agitant sous mon nez un parapluie noir avec des traits bleus, roses et oranges.

_Ok, mais entièrement Made in France, ça existe ?

_Oui, mais ils sont plus chers. Il y a les Neyrat par exemple. De loin la meilleure qualité. Enfin, c'est bien les produits français, mais les italiens font de très belles choses aussi. En parapluies et en maroquinerie, leurs gants sont superbes.

Un « tilt » se produit dans ma tête. Oserais-je renier mes principes patriotiques par pure mièvrerie ? Je ris intérieurement quand je m'entends lui répondre :

_Montrez-moi les parapluies italiens, c'est juste comme ça, pour voir...

Le vieil homme est ravi. Je me dis qu'il doit drôlement se faire chier dans sa boutique glacée : les clients sont rares. Pourtant sa marchandise est de première qualité. Il y a trois ans je lui avais acheté des gants splendides pour Angelo. Marrons foncé, doublés en soie. Tellement fins qu'on aurait pu dormir avec. Il les a perdus dès le premier hiver. Le maroquinier tire si fort sur le second tiroir qu'il en perd l'équilibre lorsque le meuble cède, et ses fesses viennent cogner contre le comptoir, secouant ainsi l'épi de cheveux qui pointe avec fierté au sommet de sa tête. Je réprime le début d'un fou rire.

_Voilà, des parapluies italiens.

Il en sort encore et encore. Le comptoir affiche complet. Certains parapluies sont au bord de la chute. Des noirs, des rouges tous petits. L'un d'eux attire soudain mon regard. Il présente une poignée en cuir noir, bordée d'un liseré marron. Avec le bouton déclencheur en métal noir aussi, il est particulièrement élégant. Soixante-neuf euros, quand même. Au bout de la poignée et de sa dragonne de cuir, un ruban aux couleurs de l'Italie est noué.

_Et celui-là, qu'est-ce que c'est ?

_Ça, c'est un Casabaldi. Une excellente manufacture. Près de Florence, je crois.

Saisie, je relève d'un coup la tête. Au diable les soixante-neuf euros ! Ma dernière augmentation de salaire les couvre largement. Une petite voix me susurre « C'est cher quand même pour un parapluie... ». Je lui réponds : « Oui mais pour un parapluie qui porte presque le même nom que Monsieur le Professeur, c'est donné ! ». Voilà comment je sors de la boutique, mon parapluie Casabaldi à soixante-neuf euros sous le bras. « Une midinette, voilà ce que tu es », me dis-je en rentrant à la maison, à la fois honteuse et enchantée de mon achat stupide.

Il est dans la vie des joies bien dérisoires...

Certes, mais elles m'aident à tenir jusqu'à mercredi prochain.

Je poursuis ainsi ma fuite des jours.

Sur mon chemin tremblant d'ardente déraison.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant