10 - Capturée

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Raimondo Casapolti avance vers moi dans un couloir de la faculté. Ses pas font flotter le bas de son long manteau noir, ouvert sur sa veste de costume, sa cravate, sa chemise bleue. Il regarde droit devant lui. Je ne sais plus ce que je fais dans ce couloir. La faculté me semble un sombre dédale dans lequel je me suis perdue, un labyrinthe glacé et humide dont les murs dégoulinent de moisissures. Frissonnante, je le regarde avancer vers moi, sans bouger. Je ne pourrai pas l'éviter de toute façon : il me fixe tout en marchant. Je suis immobile, figée, silencieuse. Sa haute silhouette arrive devant moi, son visage à peine à quelques centimètres du mien. Il est si grand que je dois lever la tête pour fixer ses yeux. Sa voix murmure "Courage...". Alors il me prend dans ses bras. Je suis envahie d'une chaleur intense, comme si on m'avait entourée du sable brûlant d'un désert.

Tiiiiit !! Tiiit ! Réveil, 5h45. Je reste assise dans mon lit, les yeux écarquillés. Quel rêve. Quel rêve intense et fulgurant. Je l'ai vécu de si près que j'aurais pu rapporter une poignée de sable de l'autre monde. Troublée, je vérifie qu'aucun grain ne se serait glissé dans les plis du drap. Non. Ma parole, voilà que je ne fais plus la différence entre le rêve et la réalité. Une fibre intime de mon être me supplie de me rendormir, de retourner à cet instant de chaleur sublime, mais c'est un rêve modeste et fou, il vaut mieux le taire.

Je retrouve ma mère dans la cuisine. Elle s'en est sortie, après cinq jours d'hôpital. Le pire n'a pas eu lieu, pas encore en tout cas.

_Coucou maman.

_ Ah, Elevin, tu m'as fait peur, je ne t'ai pas entendue entrer.

Ses yeux sont encore creusés par le risque de la mort. On voit que la grande faucheuse est passée par là, et qu'elle n'a pas touché son butin. Elle a laissé sa trace, comme pour mieux prévenir qu'elle reviendra une prochaine fois. Je sais que ce matin ma mère a rendez-vous avec le psychiatre de l'hôpital. A ma connaisance, aucun de ces prestidigitateurs n'a jamais sauvé personne, mais je me sens rassurée qu'elle puisse parler à quelqu'un malgré ses réticences. Elle se fait un café au lait. La voir accomplir ces gestes simples me redonne un peu d'espoir. Un jour il faudra qu'on ait une conversation toutes les deux.

Sitôt seule dans le RER, mon rève me rattrappe. Raimondo Casapolti. Sa voix, ses bras qui m'entourent. J'essaie de m'envelopper dans mon manteau comme si c'était le sien, comme si son odeur en maculait le col. Dans quelques heures, il sera en face de moi...

Il arrive pile à l'heure, comme toujours. Dos long, épaules larges. Humour en tête, il déroule son cours devant des étudiants conquis. Au fond de l'amphithéâtre, loin au-dessus de moi et de mes amis, un étudiant tente de répondre discrètement au téléphone. Pas de chance, Casapolti voit tout !

_C'est dommage pour vous, cher Monsieur, car vous n'imaginez pas ce que je vois depuis mon perchoir ! C'est incroyable ! Et il y a  aussi des intrigues amoureuses, alors j'essaie de suivre ! Une année, j'ai vu unetelle se mettre en couple avec untel. Puis untel s'est éloigné. Et ensuite elle était revenu au premier, dites donc !

L'amphithéâtre exulte.

_Mais soyez rassuré : j'ai fait comme vous, et peut-être pire... revenons-en à nos moutons. Je voulais vous parler des actes juridiques. Vous le savez, car vous avez excellé dans vos études de ces deux dernières années (il arbore un sourire en coin), le droit oppose les actes aux faits. Bien. Le fait est en réalité un événement. En comparaison, l'acte est créateur de droit. Comme le contrat par exemple. Le contrat de vente vous donne le droit de posséder une chose. Mais il existe aussi un acte juridique qui emporte transfert de patrimoine, mais qui ne nécessite pas le consentement de son bénéficiaire. Savez-vous de quel acte il s'agit ?

Silence dans l'amphi. Une petite blonde se lance.

_La donation ?

_Non, Mademoiselle, ce n'est pas la donation.

Une idée de l'ordre du réflexe me traverse l'esprit. Si ce n'est pas la donation, il existe un seul autre acte qui  réponde à la définition donnée par Casapolti. Je n'ai même pas le temps de me raisonner, d'hésiter à donner une réponse qui pourrait être fausse et me ridiculiser, non seulement aux yeux des autres, mais aussi dans les diamants bleus de Monsieur le Professeur. Ma voix fuse devant 300 personnes :

_Le testament ?

_Oui, c'est le testament, merci Mademoiselle.

Ouf. Est-ce un coup de bol ou la fibre juridique qui commence à me rentrer dans le crâne ? Je ne m'appesantis pas sur la question : l'espace d'un instant, Casapolti a posé les yeux sur moi. Il ne montre cependant aucun sentiment. Ravie et bouleversée, je baisse le nez sur mes feuilles et continue ma prise de notes. Aucun de mes camarades ne commente ma sortie. Ils se sont peut-être habitués. Le cours se termine. C'est au moment de ranger mes affaires que je prends la décision. Je vois Casapolti récupérer ses polycopiés et enfiler son manteau. Il se trouve à cinq mètres de moi, à peine. Il descend tranquillement de l'estrade. Plusieurs étudiants ont déjà quitté les lieux.  Je l'aborde dans le couloir qui mène à la rue, et qui se trouve juste éclairé par un faible néon.

_Monsieur le Professeur ?

Il se retourne vers moi.

_Oui, Mademoiselle.

Il avance la main pour enserrer la mienne, comme s'il me connaissait déjà.

_Pardonnez-moi de vous retenir ainsi, mais je me pose une question.

_Dites-moi tout.

Il tient toujours ma main dans la sienne. Je n'ai aucune envie de la retirer, c'est comme si elles étaient soudées.

_Le droit de grève n'est-il pas en contradiction complète avec les pouvoirs de direction de l'employeur ?

Il lâche enfin ma main. Autour de nous, les étudiants défilent bruyamment vers la sortie. Le couloir est exigu, et pour que les étudiants puissent sortir, nous sommes obligés de nous tasser dans un coin.

_Oui, vous avez tout à fait raison, mais dites-moi, vous avez lu la thèse publiée l'année dernière sur l'abus du droit syndical, n'est-ce pas ?

Je reste scotchée : ce qu'il dit est tout à fait exact. J'ai débusqué cette thèse à la bibliothèque et j'en ai lu quelques pages. Il reprend :

_Vous avez raison, et d'ailleurs, l'abus de droit est un mécanisme civiliste tout à fait banal. Je suis heureux de voir que contrairement à l'ensemble de vos camarades de licence, vous ne vous contentez pas de venir assister à un cours. Malheureusement, l'immense majorité des étudiants montre une désinvolture désespérante. Rappelez-vous quand j'ai annoncé faire un cours sur la méthodologie, la moitié d'entre eux n'est pas venue. Ils viennent consommer de l'information, et Ciao ! Pas vous, heureusement il en existe toujours une petite poignée...

Le silence s'est fait autour de nous. La totalité des étudiants a rejoint le bâtiment principal. Nous sommes seuls, absolument seuls dans ce couloir obscur. Pour donner de la force à son propos, il me tient le coude. Je suis étonnée qu'il se tienne si près de moi. Mes yeux ne quittent pas les siens. Plongée dans ce bleu immense, je suis capturée dans son filet de phrases.


Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant