13 - Marie, si tu savais

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Un cours de yoga commence toujours avec un étrange rituel. Assis en lotus, les participants joignent les mains en prière et chantent un "Om" d'un ton grave et plein d'espoir. En ce qui me concerne, m'asseoir en tailleur me cause déjà d'abominables crampes dans les hanches. A côté de moi, Marie-Christine, pratiquante de yoga depuis dix ans, tient une posture parfaite et entonne son "Om" d'un ton clair. La première fois que je suis venue avec elle à ce cours, j'ai manqué de pouffer de rire au moment d'assister à ce cérémonial. Marie-Christine fait partie du personnel de la faculté. Elle travaille au service de la scolarité, celui qui gère les inscriptions et l'organisation des cours. J'ai sympathisé avec elle un jour de ma première année, alors que j'avais perdu ma carte d'étudiante, j'avais accouru dans son service totalement paniquée.

_ Que vous arrive-t-il Mademoiselle ?

_ Ma carte, ma carte ! J'ai perdu ma carte !

_ Vous savez, vous n'allez pas en mourir ! On va la refaire votre carte ! Il ne faut pas vous mettre dans cet état. Vous devriez faire du yoga, sinon à cinquante ans c'est le cancer assuré !

Touchée de sa sollicitude, je m'étais enfin calmée. Du yoga ? Cette idée bizarre avait fini par faire son nid dans mon esprit. J'avais croisé Marie-Christine aux machines à café quelques semaines plus tard, et je l'avais repérée de loin car elle portait toujours des chaussures et un sac à main coordonnés à la couleur de son tailleur. Une masse de cheveux roux et bouclés surplombait le tout. Oui, Marie-Christine suscitait la sympathie. Son nez fin, pointu et ses yeux clairs se laissaient toujours éclairer par sa bonne humeur. Il en fallait beaucoup pour qu'elle n'ait pas la pêche. Alors au bout de trois ans, elle était un peu devenue ma seconde maman (et j'en avais bien besoin). A chaque problème, je n'avais qu'à m'adresser à elle. Et de fil en aiguilles, nous étions devenues très amies. Je l'avais présentée à ma petite bande, qui n'avait pas compris pourquoi je fréquentais "une vieille" et qui me laissait la retrouver à mon gré sans jamais m'accompagner. La cinquantaine dynamique, elle passait pourtant le plus clair de son temps dans les cours de sport dispensés par l'université. L'essentiel des salles se trouvaient au sous-sol. On ne peut pas dire que les conditions étaient idéales, mais les cours étaient très bon marché, de sorte que les étudiants pouvaient s'inscrire à moult activités pour quelques sous.

Je prenais place derrière Marie-Christine qui attendait que son café daigne couler dans le gobelet en plastique. Au moment où elle se retournait, le café à la main, elle fut surprise de me voir juste derrière elle. Et Plof !! Le gobelet heurta mon manteau avec le bruit des tâches que l'on met des semaines à récupérer en machine. Oubliant toute retenue, elle s'exclama en se confondant en excuses :

_ Aaaaaahhhhhh !! Pardon !!!! Je suis désolée !! Votre manteau ! Venez dans mon bureau on va arranger ça !

Sur son bureau trônait un buddha en bois d'ébène. Voyant que je m'interrogeais à son sujet, elle m'expliqua comment le yoga l'avait aidée à calmer son stress. Voilà comment je me suis retrouvée à pratiquer trois heures de yoga hebdomadaires. Marie-Christine place toujours son tapis de yoga à côté du mien. Nous pratiquons ainsi de concert. Sauf que malgré ses cinquante ans, elle est beaucoup plus souple que moi, et elle a bien quinze kilos de moins. De sorte que qu'elle réalise parfaitement les postures, tendant ses longues jambes alors que je ressemble à crapaud replié sur lui-même. Tête en bas, alors que le sang afflue dans mon cerveau, je la regarde et j'admire son parfait équilibre.

Après la séance, elle me fait l'amitié de me raccompagner chez moi. Je l'invite comme toujours à boire un thé vert pour nous nettoyer le corps et l'esprit. Ce soir, ma mère nous accueille d'un salut glacial. Assise à la table du séjour, elle corrige les cahiers de ses élèves. Une tasse brûlante à la main, Marie-Christine s'approche d'elle.

_ Bonsoir Madame. Je vois que vous travaillez, je viens juste vous saluer.

_Bonsoir., répond-elle d'un ton sec, levant à peine les yeux de son ouvrage.

Mais il en faut plus pour décourager Marie-Christine quand une de ses amies est en détresse. Elle a senti qu'entre ma mère et moi, les piments sont à l'œuvre comme dans la marmite du diable. Je la vois se pencher au-dessus des cahiers d'école, par-dessus l'épaule de ma mère.

_Ah, vous corrigez des dictées, mes enfants étaient nuls en dictée.

_Oui, les dictées, les mathématiques, un peu de tout., répond-elle, aussi froide qu'un serpent.

_Vous avez beaucoup de mérite, c'est un métier difficile. Je ne pensais pas que les institutrices écrivaient autant de remarques dans la marge. En tout cas, celles de mes enfants ne le faisaient pas : elles se contentaient de corriger l'orthographe.

_J'ai des élèves en grande difficulté, c'est pourquoi j'essaie de les aiguiller un peu plus.

C'est bien ma mère, ça ! Elle accorde plus d'intérêt aux enfants des autres qu'aux siens !! Enfin, au moins elle se détend quelque peu. J'observe la scène depuis la porte de la pièce, à distance de son venin. On ne sait jamais, elle pourrait être tentée de m'administrer une morsure mortelle. Il faut se méfier des serpents à sonnette croisés avec des hyènes. Elle ne m'a pas reparlé de Monsieur le Professeur, ni de son intention de lui nuire. Mais je sens qu'elle n'a pas abandonné l'idée : la menace plane au-dessus de ma tête comme un vautour tourne autour de sa proie. Je ne me suis jamais sentie aussi insécurisée. Marie-Christine ignore tout de ce qui s'est tramé ces dernières semaines : mon attirance pour Casapolti, les réactions de ma mère, la tension permanente entre nous. Je ne me suis pas confiée, de peur que cela n'attire le mauvais œil, et qui sait, que Marie-Christine prenne le parti de l'amour bien-pensant, celui que l'on célèbre dans les mariages, entre gens de bonnes familles et surtout, quand on unit deux personnes du même âge. Je ne serais d'ailleurs pas étonnée qu'un jour Marie-Christine me présente son fils, qui n'a qu'un an de plus que moi. Et puis je préfère garder mon attirance pour mon Professeur secrète. Il est des jardins que nul ne doit profaner. Oh Marie-Christine, si tu savais...

Je la raccompagne jusqu'à sa voiture.

_Tu n'as pas l'air très en forme, Elevin. Tu sais, si quelque chose ne va pas, je suis là.

_Oui, c'est un peu dur en ce moment...

_Écoute du rock'n'roll, ça ira mieux !!









Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant