52 - Pas ce soir

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Viens, chaton. Viens, j'ai à te parler. Assieds-toi auprès de moi, dans la clarté du soir. Des lutins sautillent autour de nous. Des anges nous jouent des tours. Ils poudrent sur nos cheveux des couleurs, des parfums et des souffles aimés. Et nous pauvres pantins répondons à leur fuite. Des nuées de génies draguent nos cœurs rougis et les ouvrent en riant. Ils ont le regard sombre du passé qui revit.

Je n'ai pas pu lutter.

La transparence bleutée d'un homme qui me sourit. Sa force de vainqueur qui marchait dans mes rêves.

Je n'ai pas su lutter.

Par la fenêtre ouverte le silence exulte. Des enfants jouent et se battent. Les nuages se figent.

Tu me regardes, tu peines à comprendre. Planté dans le refus. Saisi par la cassure. Des meilleurs architectes pendent les structures. Les tours d'acier, d'airain, de verre. S'effondrent, se perdent, s'abiment. Leur prière tombe et jaillit comme un cri.

Ma vie s'ouvre dans un nouveau matin. Je ne peux pas continuer.

Mais tu disais que tu m'aimais ; que tu m'aimerais. Oui, je me souviens. Je sais. Calme-toi. Reste au creux de moi. Le temps que la douleur s'apaise. Je savais que je te ferais mal. Je ne peux pas l'éviter, même à nu sur la pierre froide et dure de mes absurdités.

Tu me dis que tu ne pourras plus vivre. Mais la vie n'est qu'une suite de deuils, de pertes et de regrets. Regarde l'or du soir qui tombe. Il meurt déjà. Mais si, tu m'as rendue heureuse. Mais non, je n'ai pas fait semblant. Mais oui, je t'aimais, moi aussi. Alors ?

Alors je suis partie pour faire un long voyage. Ne m'abandonne pas. Je ne t'abandonne pas, je te quitte. Simplement. Doucement. Sans faire de bruit. Moi aussi, je pleurerai la nuit. Je penserai à toi. Dans les étoiles aussi tout l'amour qui s'enfuit. Et la lune complice regardera nos vies. Tu verras.

Ne me quitte pas, je vais m'éteindre, mourir, me perdre.

Je caresse tes cheveux. Ton visage dans mes mains. C'est ainsi. Le lent effeuillement des vallées sont tes rides. Les années ont raviné tes chagrins. Elles ont creusé ici, ici et ici, des bois obscurs et des forêts profondes. Calme-toi, je t'en supplie. Non, je ne pars pas ce soir. Pas tout de suite. Moi aussi ça me fait mal. Mais tu comprends, j'étais jeune quand il est apparu, et j'ai tout raté. Toi tu es venu après. Tu as dansé sur mes fractures. Insouciant et rebelle à toutes mes déchirures. Non, je ne peux pas continuer, même si tu étais d'accord : je ne veux pas te tromper. Ce serait me tromper moi-même. Je ne veux pas que tu épies le parfum de l'autre. Je ne veux pas que tu trouves ses lettres, ses sourires, ses baisers cachés dans le placard de mes turpitudes. Tu souffrirais encore plus. Ça n'aurait pas sens. Ce serait du fer, du couteau, de la limaille dans ton amour. Ta main blessée se détacherait, peu à peu. Ce serait pire.

Pourquoi veux-tu savoir qui c'est ? Ça n'a pas d'importance, il est. Oui, je l'ai connu il y a longtemps. Quand j'étais étudiante. Tu vois, on ne se connaissait pas. Comment il est ? Il est grand, voilà, tu es satisfait ? Non, ce n'est pas un jeune de vingt-cinq ans. Enfin, voyons, j'en ai presque quarante. Non, il n'est pas beau, il est beau pour moi c'est tout ce qui compte. Non, je ne t'ai pas trompé avec lui. Justement. Je ne veux pas le faire. J'ignore si c'est l'homme de ma vie, mais c'est celui de mon passé. Je ne peux plus l'ignorer. Mais non je ne te reproche rien. Ce n'est pas toi. Je dois juste... vivre ça. Non, je ne sais pas où ça me porte. Oui, je tomberai peut-être, sans doute. Tant pis : c'est plus fort. Un mélange d'eau et de morve arrive en bas de mes joues.

Allez viens, ça suffit. Ça ne sert à rien de continuer. Ne remue pas ton épouvante. Non, je ne partirai pas ce soir, pas tout de suite, je te l'ai dit. On a le temps. On va le faire petit-à-petit. Mais il le faudra. Un jour tu rentreras et je ne serai plus là.

Non pas ce soir, oui je vais rester avec toi, ce soir. Pleure contre moi. Tes larmes glissent sur mon épaule. L'amour est une vallée de rocailles. Pleure et dors. Tu iras mieux.

Non. Je ne partirai pas ce soir.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant