La lumière gerce à peine la surface des volets quand je me lève comme chaque jour à 5h45. La gorge me brûle. J'ai dû dormir la fenêtre ouverte. Il ne fait pourtant pas bien chaud dans ma chambre. Malgré tout, j'étouffe.
Une fois habillée, je descends les deux étages du pavillon pour rejoindre la cuisine. Par les carreaux vitrés de la porte, j'aperçois ma mère en pyjama négligé qui verse son café au lait dans un bol. Mon père, attablé, trempe des tartines dans du thé. Ils n'échangent pas un mot. Rien que les voir me repousse. Comment peut-on en arriver là ?
J'ignore si ma mère a parlé de moi et de Casapolti à mon père. Je vois mal comment mes parents pourraient communiquer, ni quand : ils ne se voient pas de la journée. Mon père, vêtu d'un costume sombre, quitte la maison vers 6h30 pour se rendre à la banque où il est fondé de pouvoir. L'informatique des systèmes financiers n'a pas de secrets pour lui. En revanche, lui a beaucoup de secrets pour nous : il ne nous raconte jamais rien, ne parle pas de ses collègues, n'évoque pas ses réunions, ne nous montre jamais ses documents de travail. Enveloppé dans son imperméable clair, il part prendre le bus et le métro sans nous dire un mot. Et quand il rentre le soir, nous avons déjà dîné, mes soeurs, ma mère et moi. Il s'enferme alors dans la cuisine et dîne en silence, la radio poussée à fond.
Tout mon être refuse de franchir la porte dont les carreaux biseautés me renvoient les visages déformés de mes parents. Ma mère s'avance avec son plateau : elle ne prend même plus son petit déjeuner avec mon père. Je me faufile derrière la porte des toilettes. Elle passe sans me voir et rejoint sa chambre. La voie est libre. J'entre dans la cuisine. Mon père et moi nous saluons par un simple "coucou".
Après avoir avalé mon porridge d'avoine, je remonte dans ma chambre et prépare mon sac : mon stylo plume Waterman métallisé, acheté au Monoprix pour la modique somme de 10 euros. Sa plume fine me permet de développer ma lilliputienne écriture sans faire de paquets d'encre. Mon trieur coloré pour ne pas mélanger les notes des différents cours. Des cartouches de rechange et du papier. Beaucoup de papier. Quand m'on père m'a vue au supermarché mettre des paquets de papier cadrillé dans le caddie, il m'a dit :
_Heu, tout ça ? Huit cents feuilles ?
_Bah oui, papa : je fais droit, pas boulangerie !
Il avait souri.
Mon matériel d'étudiante rangé dans mon sac à bandoulière, je redescends l'escalier pour gagner la porte vers le jardin. Ma mère est en train de sortir sa voiture pour se rendre à l'école. Je me demande si elle est aussi peau de vache avec ses élèves qu'avec moi. Le moteur vrombit, ça pue le carburant brûlé. Elle gare la Laguna grise sur le trottoir, puis en sort pour refermer le portail de l'allée. Je passe devant elle sans un mot et commence à descendre la rue vers la station de RER. Un peu de vent frais agite les arbres et souffle sur mon visage, ramenant mes cheveux en arrière. Je me sens mieux de m'éloigner de ces sources de tension. Le stress permanent est une bile malfaisante. Je suis persuadée qu'elle me ronge les entrailles et que j'en aurai un cancer à quarante ans. Combien d'années ma mère va-t-elle continuer à m'empoisonner, à me donner des raisons de la vomir ? Lorsque je ne travaille pas mon droit et que je me laisse aller à un peu de rêverie, des scènes de mon enfance ressurgissent. En fait, cela fait des années qu'elle distille son arsenic dans ma vie. Arrivée au tournant de l'avenue, je vois la voiture grise remonter dans l'autre sens. Elle stoppe à hauteur du feu, une silhouette s'en extirpe et glisse une enveloppe dans la boîte aux lettres jaune.
Mon estomas se tord. C'est fait, le courrier de madame le corbeau est posté ! Je suis prise de panique. C'est essouflée et en sueur que je prends le RER. Il me FAUT une solution ! Je n'ose penser à ce qu'il adviendrait si la lettre parvenait à son destinataire. J'imagine que ma mère a écrit au Président de l'Université ou à la doyenne de la faculté de droit. Comment savoir ? Une lettre au Président arriverait à Crimeil, où se trouve le pôle multidisciplinaire des facultés du département. Si en revanche la lettre est adressée à la doyenne de la faculté, elle arrivera à Saint Miry. Réféléchis, Elevin, réfléchis ! Malgré mes efforts, mon esprit perd ses moyens. Si Raimondo Casapolti est convoqué, et qu'on lui annonce que la mère d'une de ses étudiantes se plaint de lui, qu'arrivera-t-il ? Une plainte pourrait-elle être déposée contre lui ? Pourra-t-on le renvoyer ? Et moi dans tout cela ? Peut-on m'obliger à changer de faculté ? Non, je ne peux y croire : nous n'avons rien fait d'autre que de nous plaire, comme le soleil plaît à la lumière. Mais si ma mère atteint son but, notre histoire ayant à peine commencé, qu'allons-nous devenir ?
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...