L'âme chamboulée comme un jeu de quilles, je ressors du bureau de Marie-Christine. Les étudiants qui attendaient tout à l'heure me toisent. Je leur jette l'expression la plus dédaigneuse dont je suis capable avant que mon regard soit attiré par un uniforme jaune et bleu qui traverse le couloir. Le facteur ! Un lilliputien à couleur de cheveux indéterminée, entre le blond et le roux. Barbe négligée, poches sous les yeux, il sent le désespoir à plein nez. Je ne serais pas étonnée qu'il porte son uniforme même le dimanche, ne sachant pas quoi mettre d'autre. Impuissante, je le laisse passer devant moi et se diriger vers les cases courrier, entourées de leurs ficus en fin de vie. Les deux plantes sont certes déplumées, mais encore assez volumineuses pour me dissimuler aux yeux de l'officier des postes. Je le suis à pas de loup. Sans se douter qu'il tient mon avenir entre ses mains, ni que je l'espionne derrière un gros pot en grès, il glisse une enveloppe de la préfecture dans la case "Secrétariat général", le journal Le Monde dans la case des enseignants de sciences économiques, un colis Fnac (probablement des livres) pour les profs de lettres et... une petite enveloppe blanche dans la case de la doyenne.
Stupeur et tremblements. Souffle coupé, yeux écarquillés, glacée par cette vision, me voilà comme poisson hors de l'eau, ou quelque saumon prisonnier des griffes d'un ours affamé. Elle est là cette putain de lettre ! Le facteur tourne les talons, j'ai juste le temps de tourner autour du pot du ficus pour passer inaperçue. Personne ne m'observe dans le couloir : le petit peuple de la faculté vaque à ses occupations. Ni une ni deux, je me faufile entre les deux misérables végétaux et jette un œil dans la case de la doyenne. La lettre est là, à quelques centimètres. Et si je glissais mes doigts dans la fente pour tenter de la récupérer ? Si ça se trouve, je pourrais juste la saisir entre l'index et le majeur...
_Ha ha ha ! Je n'aurais jamais cru que tu passerais une soirée aussi merveilleuse avec ce pauvre type !!
Gast ! Deux secrétaires jappent dans le couloir en se dirigeant droit sur moi ! Elles viennent sans doute récupérer le courrier ! J'ai juste le temps de m'éclipser avant qu'elles ne me voient. Heureusement qu'il fait sombre dans ce couloir. Parmi les assistantes, il y a Marlène Petitpas, la secrétaire de la doyenne. Je la reconnais car elle ne laisse personne indifférent : habillée d'une longue jupe rouge vif, et d'un haut léopard moulant, elle me fait penser à une espionne des années 30. Ses cheveux blonds platine coiffés en arrière descendent en boucle jusqu'àu cou. Elle mesure bien un mètre quatre-vingts, auxquels on peut ajouter les dix centimètres de ses talons aiguilles. La taille fine, la poitrine ajustée, elle est magnifique, une actrice de cinéma. Elle apparaît d'autant plus belle qu'elle est accompagnée de Madame Gimbert, la secrétaire des enseignants de droit, son parfait contraire, aussi opposée que le noir l'est du blanc. Éliane Gimbert, une petite boule, une barrique. Vêtue d'un pull chocolat qui colle autour de ses bourrelets et d'un collant bleu qui moule les péniches lui servant de jambes, elle porte mal la cinquantaine des gens qui ont tout échoué. Quand je la vois à côté de Marlène, elle me fait de la peine. Marlène somptueuse et frivole, Éliane industrieuse et mal fichue. Et malgré leurs différences, ces deux-là s'entendent comme deux sœurs.
Devisant gaiement, elles s'approchent des boîtes aux lettres et récupèrent chacune le courrier de leur supérieur. Reprenant leur pétillante conversation, elles repartent vers l'escalier qui mène au 2e étage. Poussée par un instinct incompréhensible, comme sortie de mon propre corps, je les suis, les yeux rivés sur la lettre tenue dans la main manucurée de Marlène, dont les ongles rubis sont assortis à la jupe. Hypnotisée, j'emprunte l'escalier à leur suite, comme si je suivais l'effluve d'un parfum. Les bruits alentours me parviennent comme atténués, irréels. Arrivées au croisement de leurs bureaux respectifs, les deux secrétaires se saluent d'un geste complice. Marlène s'engouffre dans les locaux réservés à la doyenne. Je reste le dos collé contre le mur sur lequel s'ouvre son bureau. Au fond de cette première pièce se trouve une porte menant à celui de la doyenne. Depuis le couloir, j'entends Marlène chantonner une vieille chanson d'Édith Piaf. Une histoire de verres au fond d'un café. Puis le tintillement de pièces de monnaie, et le bruit d'une chaise que l'on repousse. Marlène sort de son bureau et passe devant moi sans me voir. Sautillant sur ses hauts talons et ses pattes de gazelle, elle se dirige vers des distributeurs de boissons chaudes.
Il paraît que quand la survie est en jeu, on ne se rend plus compte de ce que l'on fait. On découvre des ressources jusque là inconnues. Totalement absente de moi-même, je me précipite dans le bureau de Marlène. Rapide regard sur sa table de travail bien rangée : pas de lettre. Au fond de la pièce, la porte donnant sur l'antre de la doyenne est ouverte. J'y distingue un grand bureau de bois brun, laqué, majestueux, de l'acajou sans doute, et le dossier d'une chaise de direction, aussi noire qu'imposante. Des plantes distillent leur sérénité près des fenêtres. Au-dessus de la table, un grand tableau représente une vieille femme en robe de bal qui semble déjà poser sur moi un regard désapprobateur. L'épaisseur des tapis masque le bruit de mes pas. Même les lampes de bibliothèque avec leur opaline verte semblent me suivre des yeux. J'entre dans le bureau de la doyenne. Il y règne une ambiance feutrée. Des livres de droit reliés à l'ancienne forment des guirlandes noires, rouges et or sur les étagères. Tout dans cette pièce est dédiée à l'étude. On pourrait y rester des heures sans se déconcentrer. Pourtant, sur un guéridon, une théière anglaise à fleur et liseré bleu, accompagnée de ses tasses coordonnées, est prête à l'emploi, à côté d'une pile de codes Dalloz. Sur cette pile, un roman méconnu de Jane Austen. Je ne connais pas ce titre, mais quelqu'un qui bois du thé et lit des romans anglais ne peut pas être mauvais. J'aperçois soudain la petite enveloppe blanche sur le bureau. M'approchant, je reconnais l'écriture ronde de ma mère. Je saisis la lettre et la retourne. Elle est décachetée : elle a déjà été ouverte !! Je n'ai pas le temps de réaliser ce que cela signifie car une voix dure comme la pierre résonne à mes oreilles :
_ Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?
Je me retourne en sursautant. Dans l'encadrement de la porte, la doyenne scandalisée m'observe bouche bée. Derrière elle, j'aperçois Marlène qui tente de comprendre ce qui se passe, et la haute silhouette de Raimondo Casapolti.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...