Qui dit changement d'année dit changement d'amphithéâtre. Celui des cours de maîtrise se situe sur la dalle, immédiatement accessible sans avoir à remonter le long de la rue. J'y fais ma première entrée, en ce 2 octobre 2001. Le contraste est saisissant : alors que l'amphi de licence était jaune clair, lumineux et respirant, celui de maîtrise est sombre, tassé. Funéraire. Peint en vert foncé. Aussi gai qu'une commémoration du 11 novembre. Un cimetière autour et le décor serait complet. Je passe la lourde porte et remonte le long de la première rangée de sièges. Au moins, ceux-ci sont les mêmes dans tous les amphis ! Je ne veux pas me la jouer vieux jeu, mais les études de droit sont assez insécurisantes comme ça, alors j'ai besoin de mes petits rituels. A commencer par m'asseoir à la même place que dans les autres amphis : 3e rangée de la partie droite, 2e place. Gast ! Je rêve ou une brune à lunettes d'écaille s'y est déjà installée ? Tu vas dégager vite fait, cocotte. Je suis suffisamment de mauvaise humeur pour prendre ma tête de bouledogue. Et il n'y a personne pour tirer sur la laisse.
- Heu, excuse-moi...
- Oui ?
- ça ne t'ennuie pas si je m'assois là ? Tu peux te décaler ?
Elle me regarde avec des yeux de bovidé flapi. De mauvaise grâce, elle prend ses affaires et s'éloigne. Non mais ! C'est MA place ! Je lui jette un regard dédaigneux en coin, tout en sortant mes affaires, toujours les mêmes, le trieur en carton, des feuilles quadrillées en nombre, le stylo plume métallisé. Me tournant vers le haut de l'amphithéâtre, je pars à la recherche de têtes connues... et n'en vois aucune. Bon, Thomas, Anne-Cha ou Joséphine ne vont pas tarder, je me sentirai moins seule. Mais le temps passe, et aucun de mes amis n'apparaît. Pas même Nico que je n'ai pas revu depuis notre altercation devant le bureau de Monsieur le Professeur. A propos d'enseignant, entre alors dans l'amphi le prof de droit de la concurrence. Hé bien, voici donc le croque-mort ! Il ne manque qu'un vautour pour voler au-dessus de sa tête. On se croirait dans Lucky Luke. Il est mince comme un cadavre, froid comme l'ennui, terne comme un jour de pluie. Habillé d'un costume noir, son cou trop fin ne remplit pas le col de sa chemise. D'épais sourcils barrent son front au-dessus de ses yeux enfoncés dans leurs orbites, inamicaux. Sa peau grêle et luisante donne l'impression d'avoir été recouverte avec du beurre rance. Insensiblement, je me tasse sur mon siège. Mon Dieu, rendez-moi Raimondo ! Et si vous ne le faites pas, je pactiserai avec le diable. A moi, Faust ! Qu'il prenne mon âme en toute éternité en échange, pourvu que je retourne une année en arrière, dans l'amphithéâtre jaune, comme le soleil, comme la chaleur, comme le feu.
Sans aucun préambule, le croque-mort s'assoit au bureau et commence son cours d'une voix monocorde. Quelle idiote de m'être inscrite en droit des affaires ! Mais en même temps le choix n'était pas délirant : le droit privé conduit au notariat, au greffe et à la magistrature. Des métiers qui ne me disent rien. Le droit pénal mène tout droit aux affaires criminelles. On dit que les avocats y sont si nombreux qu'ils ne gagnent pas leur vie. Huit années d'étude pour gagner le Smic ! Alors il ne me restait que le droit des affaires. Juriste d'entreprise, ce ne serait pas si mal, et ce domaine ne m'éloigne pas trop du droit du travail. Au moins il y a de l'emploi à la clé. C'est une faible motivation par rapport à celle qui m'a animée pendant mes trois premières années de droit. Les cours de François Charas m'ont éblouie, ouvert des portes intellectuelles dont je ne soupçonnais pas l'existence. Ceux de monsieur le Professeur m'ont marquée à jamais. Et voilà que je commence la maîtrise sous les pires auspices : la solitude et le désintérêt.
Après ces deux heures de cours mortuaires, je sors prendre l'air sur la dalle. Toujours pas de trace de mes amis, je vais voir sur les tableaux de liège les répartitions des étudiants. Thomas s'est inscrit en droit privé, ça ne m'étonne pas, vu son talent pour cette matière. Anne-Cha est partie en droit pénal, c'est vrai qu'elle veut rejoindre la magistrature plus tard, c'est plutôt un bon choix. Aucune trace de Nico, ni de Joséphine. C'est à croire qu'ils ont quitté la faculté.
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Monsieur le Professeur
Roman d'amourC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...