45 - Lâche docilité

1.7K 121 39
                                    

Six brouillons ont atterri dans la corbeille, quatre pages de mon carnet Moleskine aussi. Je croyais qu'à la main on n'écrivait que des textes profonds, mais il ne suffit pas de tenir la plume pour devenir Flaubert. Désormais, le clavier à son tour sonne l'olifant de toutes mes lassitudes.

Date : 10 mai 2017, 15h57

From : Elevin Simonson

To : Raimondo Casapolti

Subjetc : Votre ancienne étudiante

Monsieur le Professeur,

Pardonnez-moi de vous écrire après de si longues années. Je ne doute pas que vous m'ayez oubliée, ce qui serait bien normal. J'ai été votre étudiante, dans les années 2000 à 2003. Nous avions pris l'habitude de discuter à la fin de vos cours. Ensuite, ayant terminé mes études, j'ai simplement disparu de votre société.

Croyez-le ou non, je saisis aujourd'hui mon inconduite à votre égard. Laissez-moi vous revoir. Vos jour, heure et lieu seront miens. Vous pouvez bien sûr refuser, sans que cela n'emporte aucune conséquence : je retournerai dans votre oubli.

Je vous offre, sans trop d'illusions, cette royauté dérisoire.

Bien à vous,

Elevin Simonson

Ce mail ne me plaît pas. Pourquoi commencer par une excuse ? Est-il besoin de m'abaisser pour retenir son attention ? Et la phrase suivante, mauvaise idée de commencer par "je ne doute pas" : les négations sont toujours mauvais signe, en tout cas d'après Angelo qui excelle en écriture. C'est mission impossible d'écrire un mail à quelqu'un que je n'ai pas vu depuis vingt ans. Je n'ai pas simplement disparu de sa société à la fin de mes études, c'est totalement faux ! Nous avons échangé un baiser, un baiser bordel ! Ce n'est pas rien, c'est tout. Mais je ne peux pas le lui rappeler dans un mail, cette forme dégradée de la lettre d'amour. Il faut d'autres moyens pour ébouriffer ses souvenirs, créer l'étincelle, souffler sur les braises et espérer que le feu revienne. À condition qu'il ne soit pas tout à fait éteint, rincé par l'averse des années, les cendres dégoulinant dans les ravins de la mémoire.

Lit-il ses mails, ou sa secrétaire les trie-t-elle pour alléger la charge ? Si Marlène était là, elle saurait me conseiller. Le doute s'empare de mes velléités de refaire surface. Un baiser de quelques secondes n'aura peut-être pas suffi à m'ancrer dans sa mémoire, surtout si, comme le disait sa fille Renata, des myriades d'étudiantes tentaient leur chance auprès du colosse de mon cœur. Non, il vaut mieux renoncer au mail. Envoyer une lettre ? J'ai justement acheté à Florence des cartons de correspondance aux enveloppes assorties. Non ! On se croirait dans un mélodrame d'un autre temps. Non, je ne peux pas lui écrire. Et je ne peux pas non plus débouler à l'improviste dans son bureau, "toc toc badaboum c'est moi" !

Épuisée par mes circonvolutions inutiles, je m'effondre sur le dossier de mon fauteuil de bureau lorsque j'entends la clé dans la serrure de la porte d'entrée : Angelo revient des courses, le seul moyen que j'ai trouvé pour voler deux heures de solitude le weekend.

_ Coucou, c'est moi ! Qu'est-ce que tu fais ?

Il débarque dans la chambre comme un tourbillon.

_ Quel besoin as-tu de toujours savoir ce que je fais ? On a tous un jardin secret, non ?

_ Je me méfie de tes jardins secrets, il y a des loups garous !

_ Idiot ! Dis-je en lui lançant mon oreiller.

_Bon, on devrait peut-être y aller si on ne veut pas arriver en retard chez tes parents...

Mon enthousiasme ressemble à celui d'un rendez-vous chez le dentiste. Cette rencontre me met mal à l'aise. J'ai cédé à la demande d'Angelo d'officialiser notre relation. Pour noyer le poisson, j'ai aussi invité un ami d'Angelo, Silvio, architecte de son état. La maison de mes parents se fissure (une belle métaphore de notre vie de famille). Silvio est donc invité à venir voir et à donner son expertise : injecter du béton ou engager des travaux de rénovation. J'espère ainsi forcer la politesse de mes parents en introduisant une tierce personne. Ils oseront moins me prendre la tête. Je compte sur leur vernis d'éducation et leur conformisme petit-bourgeois.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant