_Dis, tu ne veux pas me passer tes notes du dernier cours de Casapolti ?
_Je ne comprends pas, Elevin, tu étais la première à te ruer à ce cours, à arriver largement avant l'heure et à aller parler au prof à la fin !
_Je sais Joséphine, j'avoue que j'ai une petite baisse de motivation, mais ça va passer, je vais me ressaisir ! Je te le promets !
Je sens qu'elle hésite. Je la connais, elle hésite parce qu'elle ne comprend pas. Et mon attitude a de quoi déconcerter. Je m'étais promis de lutter pour donner une chance à mon amour, mais la jeune femme en rouge et à la taille mannequin rend mes ambitions aussi ridicules que démesurées.
_Bon ok, mais si je peux te donner un conseil : reviens en cours. En plus, c'est loin d'être le plus pénible.
_J'en peux plus de me lever à 6 heures du mat', toi évidemment tu habites à 5 minutes ! Moi je me fais une heure de RER pour venir au cours, et je suis juste fatiguée.
_Ca va, les voilà les notes, soupire-t-elle en me tendant une liasse de feuilles quadrillées recouvertes des hiéroglyphes que forment son écriture. Je les prends en me demandant comment je vais déchiffrer tout ça. Je ne suis pas Champollion...
Sur le fond, je sais que Joséphine a raison. Mais me trouver en face de Casapolti comme si de rien n'était reviendrait finalement à reconnaître que j'ai fait erreur, que sa manière de me tenir le bras n'était pas assez appuyée, que sa façon de se tenir aussi près de mon visage n'était pas assez près pour signifier quoi que ce soit. Je suis désespérée. Je n'ai pourtant pas pu me tromper... Me suis-je fourvoyée à ce point ?
L'argument donné à Joséphine est faux bien sûr : au lieu d'aller au cours, je me réfugie dans le bureau de Marlène, la secrétaire de la Doyenne. Amber Goodwill est souvent absente, en réunion, en conférence, en colloque. Pendant ce temps, Marlène s'ennuie. Son bureau est toujours rangé, propre, impeccable. L'ordinateur portable installé juste au milieu de la table. A droite, un vieux téléphone des années 50. Devant l'ordinateur, un set d'écriture. A gauche, une pile de dossiers. Au bord de la table, la petite poupée japonaise que j'avais remarquée lors de mon effraction chez la doyenne, en résine, peinte à la main de motifs gris clair et rose bonbon. Aujourd'hui, Marlène arbore une sublime robe vert foncée, avec un col décoré de dentelle. Elle porte, comme toujours ses talons aiguille de dix centimètres qui lui donnent une démarche à la Marlène Dietrich.
_Il fonctionne encore ce téléphone ?
_Bien sûr, avec un adaptateur j'ai pu le raccorder au réseau. Enfin, ce n'est pas moi qui l'ai fait, c'est le service technique !
_Pourquoi t'embêtes-tu avec un combiné préhistorique ?
_Mais puisque ce téléphone marche toujours, quelle raison de le mettre à la poubelle ?
_Oui, je suppose que tu n'as pas tout à fait tort...
_On se fait un thé ?
_Chouette !
Elle sort le service à myosotis, celui-là même qu'elle avait utilisé quand j'étais sortie terrorisée du bureau de la Doyenne. Elle pioche les petites feuilles brunes avec une cuillère argentée dans une boîte de Darjeeling et remplit la théière.
_Dis-moi Elevin, en quelle année es-tu déjà ?
_En 3e année, licence quoi.
_Et ça te plaît ?
_Oui, les matières sont intéressantes, et le travail un peu moins dur que les années précédentes. Je suppose que j'ai progressé en droit aussi, au fil du temps.
_Quelle chance de pouvoir faire des études ! Ma mère ne pouvait me payer que deux années seulement, alors j'ai fait secrétariat en me disant qu'au contact de mes patrons je pourrai apprendre un peu plus de choses.
_Si tu avais pu faire toutes les études que tu voulais, qu'aurais-tu choisi ?
_J'aurais aimé être avocate !! me répond-elle avec les yeux qui pétillent. Mais ma mère était coiffeuse, et mon père travaillait à Saint Nazaire, sur les chantiers. Alors sept ans d'étude, tu imagines...
_Mais tu peux aussi te reconvertir, dis-je pour lui insuffler un peu d'espoir.
_Oui, il m'arrive d'y penser, mais quand je vois les étudiants avec leurs piles de livres, je me dis que ce n'est pas pour moi...
Elle penche la tête au-dessus de son ordinateur, la tasse de thé encore fumante posée à côté.
_Tu sais, le droit, c'est comme la danse bretonne : vu de l'extérieur cela semble compliqué, mais il suffit d'avoir de bons professeurs, et il y en a, ici, à Saint Miry.
_Tu... tu crois ?
_Mais oui, et puis je pourrais t'aider !
_Oh, je ne sais pas, il faut sans doute beaucoup de temps, et avec mon travail de secrétaire...
_C'est vrai qu'au début, ce n'est pas évident, mais la Doyenne te laisserai bien étudier quand tu n'as rien à faire, tu dis toi-même que tu es souvent seule et qu'elle est absente la moitié du temps.
_Oui, c'est vrai mais je n'oserais jamais lui demander !
_Je crois surtout que tu te donnes des prétextes. Tu n'es pas encore prête. Penses-y, réfléchis tranquillement et quand tu le sentiras, on en reparle.
Je sens que mes paroles vont faire leur nid dans son esprit. Secouant brusquement ses cheveux blonds, elle sort une lime rose bonbon, assortie à la poupée japonaise, et commence à gratter le bord de ses ongles.
_Tu connais beaucoup de professeurs ici, Elevin ?
_Hé bien, oui quelques uns. Après, pour la plupart je ne fais qu'assister à leurs cours. Certains sont passionnants, d'autres sont juste des tortionnaires qui ont pour but de nous donner des crampes de cerveau (et au poignet, tellement ils parlent vite) !
_ Et qui est ton professeur préféré ?
_Heu... Hé bien, pfffff... hem...cela dépend des années. Il y a François Chabas par exemple.
_Ah oui, Monsieur Chabas, il a une excellente réputation, et de très bonnes manières aussi ! Quand il vient ici, il retire son chapeau pour me saluer, comme si j'étais une grande dame ! Oui, François Chabas a des principes, et de belles valeurs.
_Et en licence, il y a ... (j'hésite un instant avant de prononcer son nom) Raimondo Casapolti...
_Ah, le bel italien, quel homme, quelle courtoisie ! Et toujours si bien habillé ! Et si grand ! Des yeux magnifiques ! On le voit souvent dans les couloirs accompagné de sa fille, une très belle jeune femme brune avec des cheveux superbes !
J'avale mon thé de travers et en recrache une partie dans la tasse. Par la même occasion, j'ai tâché ma chemise blanche de quelques postillons de Darjeeling.
_Sa... fille ??!!
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...