Le soleil corse, les odeurs d'Italie, d'huile d'olive et de thym, le son du sable, le roulement des r, le vent chaud de la mer. La chemise de Raimondo, son chapeau sous les rayons de l'aube, ses cheveux humides à la base du cou. Les espadrilles entassées dans l'entrée, les bruits de vaisselle. Le tintement des verres le soir et la douceur des nuits. Terminés. Aujourd'hui Paris. Le gris, les taxis, les cours de droit. Le froid et l'éloignement qui s'installent. Shakespeare voyait "l'hiver de notre déplaisir changé en glorieux été". Chemin inverse. Du soleil à l'ombre. C'est fin décembre maintenant. Les distances entre l'appartement de Raimondo et le mien. Le métro. Les heures dans les livres pour ne plus y penser. Ne plus penser du tout. Ne plus me souvenir. La mémoire tombant dès l'éveil, les matins sans oubli. Le moment où le passé revient, obstiné, ancré et encré, ineffaçable. Les traces, les marques, les cicatrices. La bougie qui se consume, puis plus rien qu'une petite tige noircie, racornie, brulée, rabougrie. Le briquet de luxe de Raimondo, ses clés de voiture qui traînaient sur les meubles en noyer.
La carte Gold sous le plancher.
Et le son assourdissant des silences.
Comment le silence peut-il blesser ? Il n'est qu'un silence. Une absence de parole. Des mots non prononcés. Quelle importance. Je vis dans la torpeur maintenant. En mode automatique. Un grand froid à l'intérieur. Enterrée par du silence. Autour de moi ne reste que du soupir. Du souffle muet qui m'enveloppe. Je suis devenue une omission. Je m'oublie dans mes livres. Tous ceux que je possède y passent. Kessel, Camus, des traités de journalisme, une biographie de Napoléon qu'Angelo m'avait offerte, Char, Desnos, Pessoa, Barrès, Péguy. Je m'abreuve d'un flot de mots pour ne plus avoir envie de tout arrêter. Les policiers de Susan Hill qu'Angelo m'avait fait découvrir. Les P. D. James et Thomas Hardy et les sœurs Brontë. Les romans victoriens. Victor Hugo et son homme qui rit, tristement. Une méthodologie juridique, une déontologie du journaliste. Un traité sur les droits de l'Homme, la liberté de manifester en deux volumes.
Quant au souvenir de Raimondo, je l'enfouis. Cet attachement idiot. Cet aveuglement stérile. Je n'aime pas un homme, j'aime une illusion. Une image fabriquée par moi de toutes pièces. Pour combler un vide hérité d'on ne sait où. Parce que j'en avais besoin sans doute. Je n'aime pas un homme, j'aime un secret. Quelqu'un qui ne parle jamais, ne révèle pas son être profond. Garde les lèvres closes comme un coffre bancaire. Je n'aime pas un homme, j'aime un fantasme. J'aime l'idée qu'il m'aime. C'est tout.
Je ne sors que si j'y suis obligée. Confinée volontaire. Le weekend je reste en jogging bleu marine. Ma cape noire à capuche par-dessus. Celle qu'Angelo appelait la cape de chauve-souris. "Attention, ne t'envole pas par la fenêtre, tu auras une drôle de surprise". Je ne me lève que pour me faire cuire des œufs et moudre du café. Seule l'odeur du café me réconforte. Le café on en boit à toutes les époques de sa vie, il ne fait donc remonter aucun souvenir particulier. Il est de tous les souvenirs.
Quand je sors, je me cache. Je rase les villes, en anonyme coupable. De peur de devoir parler à quelqu'un. Ne pas être reconnue. Rester un monologue dans mon désert. Par personne, même par la honte d'être moi-même. Col du manteau remonté, écharpe, casquette. Bonnet sous la casquette. Une paire de gants en cuir sous la paire de gants en polaire. Juste le vent dans les yeux pour faire couler. Masque anti-visage. Masque funéraire des égyptiens, masque vénitien. Masque anti peste, masque à gaz, masque à guerre intérieure. Se terrer. Disparaître. Me ratatiner dans mes pauvres vêtements. Toute bourrelée en dedans de vieux rhumatismes des sentiments.
Camouflée dans ma nécropole, je vois Noël approcher. Dans les rues les enfants piaillent. Les parents montrent les lumières. Les librairies s'habillent de livres magnifiques. J'en arrache aux rayonnages dix-huit d'un seul coup, et fais tomber ma pile en arrivant à la caisse. Et cours presque sur le chemin du retour pour ne croiser personne. J'ai peur de la vie maintenant. Tout se paye. Mon bovarisme revient. Comme Emma, je me transforme en bovin. Une vache savante qui grossit et se gave de phrases. Parce qu'il n'y a plus que ça. J'en apprends de grands passages par cœur :
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Monsieur le Professeur
Storie d'amoreC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...