Samedi 1er décembre 2018. Une date d'hiver pour un climat qui l'est moins. Il fait doux, le froid ne s'installe pas. C'est frustrant : que deviendront les étés si l'on ne glace plus entre novembre et février ? Je n'apprécie pas cette confusion des choses. J'aime les saisons claires. Il fait triste dans ma banlieue comme dans une usine vidée de ses ouvriers. Alors je déambule dans Paris, sans oser m'avouer le but de ces promenades : je retourne sur les lieux de mes méfaits. Comme un criminel des films en noir et blanc. Pourtant le gris domine, et ce, depuis Bastille. Est-ce l'effet des fumigènes dont les relents me font tousser ? Le pays est en crise, d'une de ces vagues qu'on n'a pas vu depuis longtemps, parole de prolétaire, promesse de syndicaliste. Depuis 11 heures ce matin que je marche dans la ville, les rues ne sont que révoltes. Les murs grondent depuis le mois de novembre. Il suffit d'y poser sa paume pour sentir des vibrations de colère jaune. Comme un graffiti crié là. Un mouvement social de plus. Comme pendant mes années d'étude. Ce jour funeste où ma mère m'avait emmenée en voiture à la faculté de droit. Je ne prends pas parti : je veux juste revoir Raimondo, dont je suis sans nouvelles depuis notre dîner. Aucun de nous n'a les coordonnées de l'autre, c'est malin. Ou fait-il exprès pour maintenir une distance ? Je ne veux pas y penser. Juste retourner là où j'ai vécu avec lui, comme si j'étais déjà en deuil. La peur de le perdre, sans doute.
A défaut de le voir, je marche. Je fais des kilomètres le weekend, avec un simple sac à dos, l'appareil photo offert par Angelo à la belle époque, et une bouteille d'eau. Je marche, comme un pèlerin. Mais aujourd'hui, pas de promenade bucolique. La tension monte sur chaque place de la capitale. Bastille, République, Châtelet, Concorde. Je préfère passer rapidement, ne pas me joindre aux cortèges. Non que je désapprouve ces manifestations, mais je sens que celles-là vont dégénérer. Angelo, qui a fait partie du service d'ordre de je ne sais plus quel syndicat trotskiste, m'a souvent raconté ses faits d'arme. Ce qu'on ressent sous une charge de CRS ou de manifestants prêts à tout. Les bagarres de fin de cortège, les affrontements de frères ennemis. Il connaissait. Il avait vraiment eu peur, plus d'une fois. Poursuivi par une faction d'extrême droite, quinze malabars armés de barres de fer, qui vous courent après en les frappant au sol. Rien que le boucan vous donne envie de rentrer chez maman. En même temps, je suis fascinée par ce que je vois. Ce fluo partout. Les fumées blanches, grises. Les drapeaux. Les cagoules, les bonnets. Il règne une ambiance bizarre. Quand j'étais étudiante, j'ai manifesté une fois, avant les élections présidentielles. On craignait l'arrivée au pouvoir d'un parti nauséabond. J'y étais allée avec une copine dont j'ai bien sûr perdu le contact. Une rousse aux cheveux frisés avec un défaut de prononciation. Je ne me souviens même plus de son nom. Mais c'était au printemps, il y avait des oiseaux, des fleurs. C'était bon enfant. Rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui, et depuis plusieurs semaines. Là, l'Histoire pousse ses manœuvres souterraines.
Mais je marche, j'avance. Jusqu'à me rapprocher de Trocadéro. Un peu plus loin, la place de l'Étoile. Ce ne sont pas mes allergies habituelles qui me piquent les yeux. J'avance, et ça pue. Le pneu brûlé, les gaz, le caoutchouc. Je pointe mon nez avenue Kléber, mais ce n'est pas mon but. Déjà, les pavés manquent au sol, le bitume arraché. L'air de plus en plus épais. Des gens courent partout, en jaune, en noir. Avec des masques, des casques. J'essaie de garder ma nonchalance, mais ça devient compliqué. Tant bien que mal, je poursuis ma route. L'avenue Poincaré, vers la place Victor Hugo. Le cabinet Wargny, Argentière, Hauteville & Associés. C'est idiot, il sera fermé. Tant pis, je veux juste passer devant. Traverser Paris pour ça. Je ferais mieux de bosser mon droit. Quelle idiote. Plus les heures passent, plus ce sera difficile de se sortir de ce tsunami. Je commence à avoir peur. Je repense à ce que disait Angelo. « Les charges de CRS, tant que tu n'en as pas vécu une, tu ne sais pas ce qu'est ».
En face du cabinet, je mesure la tension de la journée. Des hommes en noir saccagent une banque. On peut voir tous les films américains qu'on veut, quand la violence vous pète à la figure pour de vrai, ça ne produit pas le même effet. D'autres personnes essaient de les dissuader, mais les gars sont déterminés. Ils attaquent la vitrine avec des barres de fer, des plots oranges, une barrière de chantier, des pavés, des grilles. La vitre commence par se fissurer mais elle reste debout. Un autre groupe s'en prend au distributeur à billets. « La tirette » comme disait Angelo, est démolie en moins de deux. Soudain tout s'effondre, vitres et murs. Les mecs en noir foncent à l'intérieur. Là, tout y passe. Bureaux, tables, rideaux, pots à crayons. Puis ils commencent à ressortir, en quête d'une nouvelle cible. Je me fige.
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Monsieur le Professeur
RomanceC'est la confusion des sentiments, la main aveugle et délicieuse qui vous pousse dans les bras de l'interdit...