19 - Vertige

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Quelles forces m'ont poussée hors du bureau de la Doyenne ? Je l'ignore. Je referme la porte derrière moi. Sonnée comme un boxeur K.O., je reste debout à regarder le vide. Au bout de ma main, mon sac pèse des tonnes. Mes doigts ne se referment plus. Essoufflée comme après un 400 mètres, je parviens à faire quelques pas. Marlène, penchée comme un félin au-dessus de son ordinateur, lève la tête pour m'observer.

_Ça va aller Mademoiselle ?

Elle semble tout à fait sincère dans son interrogation où perce l'intérêt des gens purs jusqu'au fond d'eux-mêmes. Elle se précipite pour me proposer une chaise.

Je m'affale à nouveau, éreintée comme si j'avais marché depuis des jours.

_Reprenez du thé, c'est ce qu'il faut quand on a eu des émotions !

Je n'ose lui dire comme j'apprécie sa sollicitude. Je connais maintenant la valeur des gens inoffensifs. Elle me tend une nouvelle tasse de thé, la porcelaine décorée de myosotis. Combien existe-t-il de services à thé dans ce bureau ? Perchée sur ses dix centimètres de talon, Marlène de haut m'adresse son plus beau sourire.

_Merci, je... je ne sais pas comment vous remercier, en fait.

_Hé bien vous me remercierez plus tard ! Récupérez pour l'instant, vous pouvez rester autant que vous voudrez.

Le thé produit sur moi un effet apaisant, même s'il me brûle la gorge. De toute façon je suis déjà toute brûlée à l'intérieur. Mes prochaines larmes auront-elles un goût d'Earl Grey ? Je ne peux pas rester ici trop longtemps. Je me relève et dépose sur le bureau de Marlène la soucoupe et sa tasse. A côté d'une lampe dont l'abat-jour blanc est couvert de dentelle, une petite poupée japonaise rose et grise sourit en plissant les yeux.

_Vous pouvez revenir me voir aussi un autre jour : je suis souvent très seule ici, et j'avoue que je m'ennuie un peu !

Je n'ai jamais vu autant de fraicheur chez un être adulte. C'est une âme de petite fille. Une fée de gentillesse.

_D'accord, je reviendrai vous voir.

_On papotera, et je vous referai du thé !

Son rire est clair comme les ruisseaux de Bretagne.

_Avec plaisir...

Je quitte enfin le bureau. Brusquement, c'est le couloir sous mes pieds. Le brouhaha des étudiants, les portes jaunes couvertes d'affiches déchirées. Concours d'éloquence. Annulation du cours de droit constitutionnel. Troupe de théâtre de la faculté. Adossé contre le mur comme s'il attendait des nouvelles d'une personne hospitalisée, Raimondo Casapolti tourne la tête vers moi. De nouveau le souffle coupé. L'air bloqué. L'arrêt de tout. Ses yeux m'interrogent. Il quitte le mur et vient en face de moi. Son parfum boisé et masculin me fait respirer de nouveau. Il s'approche encore un peu plus près.

_Rien de grave ?

_Non, rien de grave. Enfin, tout dépend de quel point de vue on se place...

Il penche la tête sur le côté en me regardant avec encore plus d'intensité, c'est comme s'il voulait voir derrière mes yeux.

_J'entends une larme dans votre voix.

Je ne résiste plus à sa sonde.

C'est pour toujours que je vous aime.

Mais la petite voix en moi reste muette, les aveux buttent au bord de mes lèvres. Seules les larmes tentent de remonter. Il pose sa main sur mon bras.

_Quoi que vous ayez fait, je n'en serai pas le juge. Rentrez chez vous, et reposez-vous. Nous avons cours demain, vous vous rappelez ?

_Oui c'est vrai, dis-je dans un sourire ému.

_Je dois vous laisser, la Doyenne m'attend pour fixer le calendrier des examens de fin d'année.

_À demain, Monsieur.

Je le regarde avec reconnaissance. Il se détourne, prend le temps de me sourire dans une courte éternité et entre à son tour dans le bureau.

Je suis exténuée de désir.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant