35 - Cet été là

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Toute la nuit, j'ai perçu le bruit de la mer qui se faufilait à travers ma fenêtre ouverte. La voix de l'océan a bercé mon sommeil. Que voulaient m'apprendre des dauphins du large, les vaguelettes soulevées par le vent, les rocs et le sable ? Au petit matin, je ne m'en souviens pas. La nuit en Bretagne me fait toujours un effet particulier, même au bout de plusieurs semaines. Cela fait presque un mois que nous sommes arrivés, mes parents, Cécile et moi. Il est apaisant de retrouver la campagne, l'air frais, le ciel recouvert d'étoiles qu'on ne voit jamais à Saint Miry. Mais la séparation du décor qui peuple le quotidien est aussi douloureuse. La ligne de RER, l'entrée de la faculté, les salles de cours, l'amphithéâtre où je l'ai vu et entendu pour la première fois, le couloir où il a posé sa main sur mon bras. Pourrais-je rappeler le temps avec des cris plaintifs ? Si je disparaissais, là ce matin, dans la clarté de la lumière levante, je ne reverrais plus tout ça. A quoi sert l'irrémédiable ? A nous faire regretter de nous trouver ici plutôt que là ? A vouloir être partout à la fois ? A se blesser avec sa propre solitude. Enfin, je suis là, loin de lui, à des centaines de kilomètres, mais dans ma poitrine vibrent encore dans toute leur puissance les accents sombres de sa voix.

La maison est encore endormie, et cela inclut Tenzor, notre boxer, qui lui, est parfaitement heureux de pouvoir aller se promener seul sur le chemin douanier qui borde la maison et longe la falaise sur plusieurs kilomètres. Le Finistère est le paradis des chiens. Personne pour tirer sur leur laisse, pas de voiture pour les renverser. Quant à moi, je m'éclipse tous les matins pour aller à l'école de voile. Cela m'évite d'assister au rituel du petit déjeuner, de constater que mes parents vivent ensemble séparés, comme un chiffon que l'on déchire. Ils prennent leur café chacun de leur côté, ma mère dans sa chambre et mon père dans la cuisine. Cécile, elle, est sortie toute la nuit avec sa bande de copains, des gars du coin qui vivent de surf et de poisson cuit au feu de bois sur la plage. Moi, je préfère prendre le large.

L'école de voile nous répartit en six équipages de deux personnes, soit trois bateaux en tout. Mon dériveur ce matin-là, c'est celui qui est tout blanc. Si blanc que sur l'eau on dirait un grand oiseau qui vole. Je retrouve mon équipier, Célio. Cela fait des années que nous faisons de la voile ensemble. Un garçon de taille moyenne, la peau déjà bronzée par l'été, les cheveux châtains en arrière, les yeux gris. Accessoirement, mais ce n'est qu'un infime détail, il a le même âge que moi. Il habite près de Caen et fait des études de mathématiques appliquées.

_ J'aurais pu faire du droit, comme toi, mais il y a des limites à l'ennui !

_ C'est moi qui meurs d'ennui à l'idée de tes suites d'équations et tes schémas compliqués !

Célio vient d'obtenir sa licence, comme moi. Il aime la mer et la solitude, comme moi. Et il me fait penser à Nico. Ils ont la même peau dorée sur les bras, les mêmes veines saillantes.

_ Tu préfères barrer le bateau ou t'occuper du foc ?

_ Honneur aux dames, je te laisse choisir !

_ Monsieur joue les gentlemans ! Alors tu barres, cela me permettra de me remettre doucement dans le bain en m'occupant de la voile avant.

_ Que madame dise ce qu'elle désire, il sera fait comme elle le souhaitera.

Il dit ça avec une facilité déconcertante, comme s'il connaissait ces répliques par cœur. Il sait qu'il a des fossettes dans les joues, et que les filles raffolent de ça. Moi, bien sûr, je n'ai rien remarqué.

Le moniteur, Xavier, un grand brun très dégingandé, trace le plan du parcours dans le sable avec son gros orteil.

_Là, c'est le phare du Raoulig, au bout de la jetée. Ici, la balise cardinale ouest. Là, le plateau de la gamelle.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant