21 - Le cœur accroché

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Mon autre sœur s'appelle Cécile. Elle fait des études d'infirmière. Je me demande comment on peut envisager un tel parcours, moi qui ne supporte pas la vue du sang. Lorsque nous emmenons le chat chez le vétérinaire, c'est moi qui tombe dans les pommes et qui me retrouve dehors, assise sur les marches, à recevoir en plein nez le crachat nauséabond des autobus qui passent en hurlant. La seule idée d'une plaie me terrifie. Le simple récit d'une hospitalisation me glace les os et me retourne l'estomac. Le weekend, ma mère regarde la série Urgences, qui se passe dans un hôpital de Chicago. Je suis bien souvent obligée de quitter la pièce. La question, c'est vrai, ne se pose plus depuis que j'évite de me trouver en compagnie de ma mère, à l'exception de l'heure des repas. Ce qui me terrifie le plus, c'est le dentiste. Le moment critique se trouve après l'anesthésie, lorsque le docteur Manakian saisit ses outils de torture :

_Ah non, pas le crochet !!

J'ai honte de moi quand je pense que mon grand-père était dentiste. Mamie garde encore une photo de lui en blouse blanche, dans son cabinet. Et ça devait être bien pire dans les années 50...

Si nous nous ressemblons beaucoup physiquement, Cécile n'a pas du tout le même caractère que moi. Là où je suis disciplinée, elle est fofolle. Là où je suis maniaque, elle est négligée. Mais sa générosité est sans limites. Nous partagions la même chambre quand nous étions enfants, avant la naissance de Maëlle et notre déménagement dans la maison de Pignay. Elle me lisait des histoires et je lui demandais de me coiffer comme un garçon. Je voulais être un petit mec, sec, musclé, sûr de lui. Et libre.

Nous étudions la responsabilité médicale à la faculté, dans le cours de droit civil. J'ai donc proposé à Cécile de m'accompagner aux deux prochaines heures de ce cours, dispensé par Monsieur François Charras. Je l'aime bien, Charras. La soixantaine, costume trois pièces, chapeau, la grande classe. Charras est aussi d'un autre temps. Il tient la porte aux filles et demandes aux étudiants de retirer leurs casquettes parce qu'il y a des dames dans l'assistance. Je vous dis : une autre époque. D'autres mœurs. Charras m'inspire un profond respect. Dans un doux paternalisme, il commence souvent ses cours par « Mes chers enfants »...

Je présente Cécile à mes amis d'amphi. Je sens que ça accroche tout de suite avec Zézé et Anne-Charlotte ! Il faut dire que Cécile est beaucoup plus sociable que moi : elle se fait des amis en moins de deux ! Souriante et jolie, les gens ont tout de suite envie de la côtoyer. Moi je suis un peu la sauvage de la fratrie. J'adore mes amis, bien sûr, mais la perspective d'être seule dans ma chambre pendant quelques heures avec des livres et du thé me ravit toujours plus qu'une soirée en boîte de nuit. C'est mon côté Mémé.

Cécile s'assoit à côté de moi. Charras arrive par la porte du fond de l'amphithéâtre. Cheveux gris en arrière, lunettes d'écailles à l'ancienne. Son regard à la fois triste et résolu. Ma sœur me donne un léger coup de coude :

_Impressionnant, le prof. Je sens que je vais assiste au cours d'un GRAND monsieur.

_Oui, Charras c'est la grande classe.

Il est habillé en costume sombre à fines rayures blanches, avec une cravate bordeaux qui ressort sur une chemise blanche. Les juristes sont très soucieux de leur apparence. Et puis Charras a aussi le prestige des fonctions. Comme Casapolti, il est Professeur agrégé des facultés de droit, avocat (est-il utile de le dire ?) et il dirige l'un des diplômes les plus prestigieux de Saint Miry : le DEA de droit privé. Cette 5e année d'études, après la maîtrise, me semble tellement loin encore. Je ne sais pas quelle spécialité je choisirai, et il me reste encore un peu de temps pour y réfléchir.

Charras rejoint tranquillement le perchoir, une chemise bleue  contenant ses notes sous le bras. Il s'assoit derrière le bureau et vérifie que le micro fonctionne.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant