57 - Écouter le silence

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Son souffle bat la mesure à côté de moi avec une régularité de métronome. La chambre est plongée dans l'ombre. Impossible de dormir tant cette nuit semble sortie d'un rêve. L'amour transforme, en quelques instants. Comme si l'essence de l'être s'était épaissie. Comme si l'amour donnait du bonheur en même temps que des responsabilités. Comme si l'amour nous faisait prendre de la sagesse. Lestait nos semelles de sable pour ne plus céder au vent. Dans un rectangle bleu nuit, la porte ouverte donne sur le salon, laissant deviner les meubles, la silhouette des lampes éteintes. Les livres de la bibliothèque dorment-ils aussi ? Et les codes du travail, réfléchissent-ils dans le noir à la prochaine fois que Monsieur le professeur les consultera pour préparer un rendez-vous client, la plaidoirie d'un contentieux devant la Cour d'appel ? Ont-ils besoin de se reposer des heures de travail qu'il leur a imposées, de jour, de nuit, des pages cornées, des mots soulignés, des jurisprudences commentées dans la marge ? Ils m'appellent, depuis le grand lit où je suis allongée. Avec une lenteur de limace assommée, je me lève sans réveiller le grand sphinx qui dort, en actionnant chaque partie de mon corps, chaque muscle millimètre par millimètre, tout en gérant les froissements des draps et de l'oreiller. Les matelas sont des traîtres, au dernier moment, ils crissent quand on se lève. Je me redresse donc avec la plus grande prudence en appui sur les cuisses le plus longtemps possible. Enfin dépliée, la tête me tourne et je manque de tomber sur la table de chevet. Rétablissement extrême grâce à une main plaquée sans bruit sur le mur. Mes vêtements éparpillés au sol forment comme une ronde dans l'obscurité. J'enfile ce que je trouve et sors de la pièce en tirant la porte derrière moi, sans la fermer.

Au pied du bar américain se trouvent mon sac à main, et mon iphone à l'intérieur. Précieuse lampe de poche intégrée qui révèle de son éclat trop cru les tranches des volumes. La bibliothèque étend son armature sur au moins quatre mètres de long. Huit hauteurs d'étagères escaladent le mur vers la moulure du plafond. Il y a au moins mille cinq cent livres ici. Beaucoup de manuels de droit défraîchis semblent dater des années 90, vu le style des maquettes. Tiens, les années des codes civil et des codes du travail s'arrêtent à 2001. J'ouvre celui de 1998, l'année de mon entrée à la faculté de droit. A l'époque, les codes étaient édités dans un format plus petit qu'aujourd'hui. On pouvait aisément en caler trois dans son sac à main. Maintenant, deux et on ne peut plus glisser un stylo plume. Les pages en papier cigarette gardent les traces des multiples consultations. Aucune de cornée, juste de l'usure. Un peu plus loin sur la droite, près de la fenêtre, des thèses. Oh ! Celle-ci : « L'abus du droit syndical ». Je l'avais empruntée à la bibliothèque universitaire ! Et je l'avais lue en bonne partie, afin de trouver des questions à poser à Monsieur le Professeur !

_Peut-on dire que le droit de grève entre en contradiction avec les pouvoirs de direction de l'employeur ?

_Ah ! Vous avez lu la thèse sur l'abus du droit syndical !! Oui, en un sens vous avez tout à fait raison...

Nous étions sur le trottoir qui reliait l'amphithéâtre jaune de licence aux bâtiments principaux. C'était sans doute au printemps. L'air était doux. Les ruelles de Saint Miry...

« Clic » ! La lumière s'allume soudain.

_J'ai toujours su que vous vous vous intéressiez aux choses du droit !

Je sursaute et le livre manque de m'échapper.

_Oh !! Vous m'avez fait peur !

Il traverse le salon vers moi, vêtu d'une robe de chambre bleu marine matelassée, avec des revers brodés, et d'où dépassent depuis les genoux, le bas d'un pantalon de pyjama assorti. Retenu à la taille par une ceinture, le vêtement laisse voir son torse et le début des clavicules ourlées par le grain de sa peau. Il est déjà recoiffé, frais, l'esprit clair, à peine le commencement d'une barbe sur le visage.

_Et vous espionnez, de nuit, le contenu de ma bibliothèque !

Je ris, tant il scande cette phrase de manière désopilante.

_Pardonnez-moi, je suis aimantée par les livres, je ne peux leur résister !

_Comme les professeurs de droit ?, ajoute-t-il, taquin, posant ses mains sur ma taille et déposant un baiser sur mes lèvres.

_Comme UN professeur de droit...

Il s'éloigne, pieds nus, pour rejoindre le bar américain où attend une cafetière italienne Bialetti en fer, bien plus grande que celle que j'ai chez moi. Je l'observe sous cape. Il est absorbé dans la préparation du café comme dans un rituel. Il monte un instant le paquet de café vers son nez pour en humer les parfums dans une longue respiration. Mon regard glisse vers ses mains, sa montre indique 05h43. La cafetière toussote, il verse le café versé dans deux bols blancs d'une simplicité biblique, et s'assoit en face de moi de l'autre côté du bar, comme hier soir, en me glissant un sourire amusé. Le sourire triste s'est enfui dans les replis de la nuit.

_Je dois être à neuf heures à l'audience inaugurale du Tribunal de Grande Instance.

_Ah, dans le nouveau palais de justice...

_Précisément. C'est pourquoi je conserve cet appartement. Il est plus proche des juridictions que celui de Neuilly. Sa position centrale est idéale.

Tout s'explique.

_Et vous ? Quel programme ?

_ C'est-à-dire que mon programme habituel a été quelque peu... bousculé.

Il m'interroge du regard. Je prends une grande inspiration.

_Ma mère est décédée. Avant-hier.

_Oh, je suis désolé. Que lui est-il arrivé ?

Il pose sa main sur mon épaule, par-dessus le bar, par-dessus les bols de café, par-dessus ma tristesse.

_Elle s'est suicidée avec des médicaments. Et pour être honnête, je savais que cela arriverait. Ce n'était pas la première fois, il fallait bien qu'elle y parvienne un jour.

_Pourquoi ne pas me l'avoir dit hier ?

Je replace une mèche de cheveux derrière mon oreille.

_J'ai voulu laisser la vedette à Notre-Dame ! Et puis, j'étais avec vous, je ne voulais plus y penser.

_Je suis navré. Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire ?

_Non, ne vous inquiétez pas. Merci.

_Vous vous rendez compte que vous portez ma chemise d'hier ?

_Oh ! ça alors !, dis-je en éclatant de rire. C'est ce matin dans le noir, je n'ai pas regardé !

_Pourtant, elle est bien trop grande pour vous !

_Il faut croire que je m'y sens bien...

Et c'est tellement vrai. Il était si doux de m'y envelopper, de m'entourer de son odeur.

_C'est calme ici, n'est-ce pas ?

_Oui, on croirait que l'immeuble est vide.

_Tant mieux : le matin, c'est fait pour soi et le silence, ajoute-t-il, la voix de plus en plus grave.

Le café terminé, il se rase dans la salle de bain tandis que je retrouve ma chemise étroite. Par chance, j'ai toujours une boîte de fond de teint compact avec moi, qui d'habitude ne me sert jamais. Je me remaquille devant la glace de l'entrée en l'attendant. Nos gestes du quotidien sont-ils en train de se mettre en place ? De prendre leurs aises dans nos vies ? Allons, Elevin, il est trop tôt pour parler d'habitudes. Il ferme la porte de la chambre et me rejoint dans l'entrée. Debout face à moi, il pose ses deux immenses mains sur mes épaules.

_Je me sens... comme un être nouveau.

Tandis que je lui souris, il me tend une carte au logo du Cabinet. Wargny Argentière Hauteville et associés. Une grande porte bleue représente celle de l'immeuble. Parmi les informations figure son numéro de portable.

Je prends la décision irrévocable de ne plus regarder la télé le matin en prenant mon petit déjeuner.

Désormais, j'écouterai le silence.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant