37 - Vingt ans après

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Tous les soirs, Angelo vient me chercher à la gare lorsque je rentre du travail. Pour revenir de son journal, L'Écho du Soir, dont il est chef de l'édition littéraire, il a moins de transports que moi. Notre rituel est immuable. Sitôt entrée dans la voiture, il me pose la même question après que nous ayons échangé notre kiss habituel :

- Coucou ! Alors ta p'tite journée ?

- On a encore eu une démission, je ne sais pas comment on va faire avec les lois de finances qui arrivent !

- Qu'est-ce qu'elle en dit ta rédactrice en chef ?

- Céline ? Elle est désespérée ! Il faut encore qu'on obtienne une embauche de la direction, ça ne va pas être triste.

- Ah mais tu es chef de rubrique maintenant ! Tu ne croyais quand même pas que tu n'aurais pas de travail en plus ?!

- La belle affaire ! Nous ne sommes que 2 au lieu de 5 dans l'équipe fiscale, ce n'est plus une question de grade ! Je n'aurais jamais cru que ce serait si compliqué...

- Oh ce n'est sans doute pas le pire des milieux, mais de toute façon, on ne peut jamais éviter totalement les difficultés, et encore moins les incompétents !

Angelo gare la voiture en bas de chez moi. Je ricane sous cape car il est incapable de faire un créneau correct. Le cul de la bagnole dépasse toujours d'au moins 20 centimètres. Mais si il voit que je me fous de lui, je vais le vexer...

Depuis qu'Angelo a divorcé, ses deux fils sont partis vivre chez leur mère. Il est trop pollué par ses souvenir pour continuer d'habiter seul l'ancien appartement familial. Nous vivons donc chez moi, toujours à Pignay, à quelques kilomètres de chez mes parents, pour quelques mois encore, avant d'acheter une maison ensemble. Je viens de vendre mon appartement pour un bon prix. Mais au 4e étage de mon immeuble de 1927, il règne une chaleur de Sahara. Nous avons donc acheté en promotion un climatiseur à roulettes. J'empoigne la bête pour la sortir par la portière arrière mais ses roues se prennent dans le siège.

- Ah putain, mais ça pèse 500 kilos ce truc !

- Si tu veux rafraîchir ton petit désert de 50 mètres carrés, c'est le prix à payer !, dit Angelo qui me regarde me débattre avec la clim', les mains dans les poches.

- Et m'aider, ça ne te viendrait pas à l'idée ?

Une voix familière clame soudain dans la rue.

- Ola, Voisins ! Un coup de main ?

C'est Patrick, mon voisin du dessous, presque retraité de la RATP où il conduit des autobus. Surtout, il a une immense qualité : il vient volontiers en aide aux femmes en détresse.

- Ce n'est pas de refus, on doit monter ça au 4e.

- Ho ho ! Mais ça va être le grand luxe chez vous !

- Pour l'instant, c'est surtout la fournaise.

Nous devisons tout en montant le climatiseur dans les escaliers. Avec Patrick et Angelo qui a enfin bougé ses petites fesses, l'appareil pèse moins lourd. Mon voisin est d'une efficacité redoutable.

- Dis-donc, tu viens à la prochaine assemblée de copropriété ?

- Jeudi prochain, c'est ça ?

- Oui, à 18 heures.

- Mais c'est impossible pour moi d'être rentrée pour 18 heures. J'ai 1h30 de transports, il faudrait que je quitte mon bureau à 16h30 !! Tu accepterais de me représenter ?

- Oui bien sûr, il me faut juste ta procuration. Au fait, tu en es où avec le syndic pour ta vente ?

- C'est bon, j'ai obtenu les documents pour 200€ au lieu de 400.

- Putain ! T'es dure en affaires !

- Attends Patrick, je n'ai pas bossé pendant 15 ans avec les pires avocats d'affaires de ce pays pour me faire emmerder par un pauvre syndic de banlieue !

- Ah, tu es avocate ?

- Non, mais j'ai bossé comme juriste dans un grand cabinet d'avocats d'affaires international. Crois-moi, je connais les requins !

- Et maintenant, tu fais quoi ?

- Je travaille dans une maison d'édition économique depuis 5 ans, comme journaliste.

- Waow, ça te fait un sacré parcours...

- Je ne me plains pas, c'est vrai que le droit mène à tout ! Et ces études, je les ai senties passer !

- Il paraît que les études de droit sont les plus dures, avec celles de médecine.

- Je te confirme ! Pour réussir en droit, il faut bosser comme une mule. Il y a tellement de choses à absorber, qu'il faut plonger la tête dedans, c'est le seul moyen de s'en sortir. Il n'y a pas de place pour ceux qui ne supportent pas de rester plus de 2 heures à une table de travail avec des bouquins. Mais en même temps, on y rencontre des gens extraordinaires... Ah, enfin au 4e ! Merci pour ton aide, Patrick !

- De rien les jeunes, comme quoi, un vieux, ça peut toujours servir !

- Et merci pour la procuration !

- De rien, mademoiselle !

Sitôt rentrés, je déballe le climatiseur, installe le tuyau d'évacuation à sortir par une fenêtre, et me plante à moitié nue devant le ventre de l'appareil qui crache de l'air glacé. Angelo s'avachit sur le canapé. Nous nous sommes rencontrés il y a 12 ans, à un concert de jazz. J'ai rapidement été hypnotisée par sa carrière de journaliste au Figaro littéraire. Sur sa carte de visite, c'était écrit "Angelo Bozzi, chef d'édition". Tous les jeudis, je me suis mise à me jeter sur le journal pour y voir sa signature. Moi, les avocats me menaient la vie dure à ce moment là. Je n'en dormais plus la nuit. Il était temps que je fasse autre chose de ma vie que leur servir de paillasson. Car quoi qu'il se passe dans un cabinet d'avocats, ce sera toujours de la faute du juriste. On sert continuellement de fusible, même quand on a bien fait son travail. Alors j'ai demandé à Angelo de me former au journalisme pour tenter de me reconvertir. Je me suis entraînée à écrire des articles le soir, le weekend. Pendant les vacances, j'ai fait des interview de dessinateurs, d'écrivains. Et tout ça en plus de mon job. Un jour, j'ai vu une petite annonce qui proposait un poste de rédactrice en droit fiscal et droit du travail auprès d'une grande maison d'édition juridique. C'était ma chance. J'ai quitté le cabinet et découvert la vie de journaliste. Impressionné par mes capacités de travail, Angelo s'est de plus en plus impliqué dans ma vie professionnelle.

Et puis un jour, je me suis retrouvée dans ses bras.

Je ne sais plus bien comment s'est arrivé.

Je ne me suis pas vraiment rendue compte.

C'est arrivé comme ça.

J'ai toujours eu un faible pour les italiens.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant