54 - Printemps japonais

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La chaleur me réveille. L'air épais. Une odeur artificielle. Désinfectant, éther. Des murs blancs et parcourus de deux épaisses rayures bleu vif. Les couleurs sont fondues, comme si ma myopie avait soudain explosé. Un flou artistique. Je referme les yeux, rien ne m'oblige à me lever, je peux rester dans mon coma. Mais j'ai mal à la tête. Je porte ma main à la tempe, recouverte d'un tissu épais, des compresses sans doute, et du sparadrap. Flash de compréhension subite : je suis à l'hôpital. Comme je déteste ces endroits ! Je rouvre les yeux, la chambre est vide. Et impossible de m'échapper comme un animal sauvage : une perfusion relie mon bras à une grosse poche remplie de liquide transparent. Sur la table de chevet, un dépliant. Une étoile blanche orne une croix de pharmacie, le tout blanc et bleu. « American Hospital of Paris ». L'Hôpital américain de Neuilly-sur-Seine. Sans doute le centre de santé le plus proche des lieux de la bagarre dont je me souviens. Les casseurs mêlés à la révolte jaune, le cabinet, la gardienne. Et lui. Son corps pressant le mien contre la pierre. Les coups. Puis plus rien. J'hésite entre la terreur d'être ici, au plus proche de mon aversion pour tout ce qui s'approche d'une maladie, d'une blessure, d'un outil de chirurgie, et la joie de penser que Monsieur le Professeur m'a défendue, protégée autant qu'il le pouvait. C'est tellement bon de me dire ça. Je me le répète en boucle, comme une chanson qu'on découvre. C'est peut-être même lui qui m'a prise dans ses bras et amenée ici. Quel dommage d'avoir été évanouie...

Soudain j'ouvre les yeux à fond : et lui ? A-t-il été blessé ? Il est peut-être aussi dans cet hôpital, en danger ? Rrraaaa, ça n'est pas possible, je ne peux pas rester ici ! Déjà, essayer de débrancher cette perf'. Deux sœurs infirmières, et tu n'es pas foutue de savoir comment ça marche, ma pauvre Elevin ! En plus, les infirmières ont des antennes : une femme en blanc ouvre subitement la porte alors que je me débats avec les fils.

_Ah non, hors de question que vous sortiez Mademoiselle ! J'appelle le médecin !

Pffff, c'est pas vrai. Me voilà coincée ici avec des infirmières qui se prennent pour ma mère. J'ai besoin d'air : les médecins me font tomber dans les pommes. Cela me rappelle l'épisode où j'ai dû sortir pendant le cours de droit civil... Un grand homme aux cheveux blancs entre dans la chambre, le stéthoscope autour du cou. Une caricature. Son parfum envahit la petite pièce aux stores blancs, ses yeux noirs me rappellent Angelo.

_Alors, voici donc la rescapée de la manifestation ! Vous avez mal à la tête ?

Il prend mon pouls.

_Heu, non, c'est passé.

_Que faisiez-vous dans ce bourbier ? Il aurait mieux valu rester chez vous !

Il m'énerve. J'ai juste envie de l'envoyer paître avec ses infirmières. Mais sa voix se radoucit. Il ferme la porte. J'essaie de le regarder avec l'air déterminé, de celle qui ne s'en laisse pas conter, qui en a vu d'autres, qui n'a pas peur, qui ne crève pas d'envie de sortir d'ici. Du haut de son mètre quatre-vingt, il m'observe, comme un arbre regarde une fleur qui pousserait à ses pieds. Nous restons ainsi de longues secondes à nous jauger. J'aspire mes joues entre mes dents pour paraître plus dure. Je mets tout le noir possible dans mes pupilles. Il met les mains sans les poches de sa blouse bleu ciel.

_Il fallait que ce soit bien important pour que vous vous jetiez dans un chaos pareil...

Je n'ose comprendre. Raimondo me manque. Je me sens seule tout d'un coup. Le médecin aux cheveux blancs est en train de faire tomber mes barrières, rien qu'en me regardant gentiment. Je suis donc si vulnérable... J'avale un reste de salive pour me rouvrir la gorge.

_Je cherchais quelqu'un.

Un autre silence s'installe. Il continue de me regarder. De me désarmer.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant