24 - Faut-il vivre les choses

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Sur la porte de ma chambre, j'ai scotché un grand calendrier que j'ai découpé dans une revue de bien-être. Sur un fond bleu marine décoré de fleurs roses et de feuilles exotiques dont je ne connais pas le nom, de grandes fenêtres blanches égrainent les mois de l'année comme autant de bulles d'un chapelet d'avenir. Mai, déjà. J'ai manqué la plupart des cours du mois dernier. Surtout, je panique à l'idée de me montrer aux cours de Raimondo Casapolti. Aura-t-il remarqué mon absence ? Est-ce que je me fais des idées en pensant qu'il se sera posé des questions ? Cherchera-t-il des réponses lorsqu'il me verra à huit heures ce matin, de nouveau assise sur mon siège habituel, que l'envers d'un amour impossible avait laissé vide ?

La rue est calme, ce matin. Pourtant, chaque pas qui me rapproche du seuil de l'amphithéâtre crée une tension supplémentaire dans le bas de mon ventre. Dans le Rer, j'essaie de lire un bon roman d'amour pendant la guerre, impossible. D'écouter un podcast, inutile. Mes yeux glissent sur le paysage puis sur la pierre noire des tunnels, rythmée par des néons et des inscriptions incompréhensibles. Où est-il en ce moment ? Dans sa voiture sur le chemin de la faculté ? Dans un taxi ? Déjà dans son bureau, à travailler depuis six heures du matin sur le dossier d'une grande entreprise du CAC 40 ?

_Tiens, revoilà Elevin parmi nous ! clame Joséphine à la compagnie.

_Elevin ! Tu as réussi à te lever ce matin ? Bon retour chez nous !, poursuit Anne-Charlotte avec enthousiasme. Mais comment fait cette fille pour être toujours de bonne humeur ?

_Que voulez-vous, on arrive au printemps, et cette école buissonnière alimentait mes allergies au pollen..., dis-je en remontant le bout d'allée jusqu'à mon siège rabattable en bois clair. Je l'observe un instant avec tendresse, avant de m'asseoir. Ma place. Ma place, ici et maintenant dans cette faculté, dans cet amphithéâtre. C'est quand même bon d'être quelque part.

Très vite il fait son entrée. Grand, massif, carré. Je fonds de nouveau pour cette montagne d'homme. C'est une décharge électrique au ventre, suivie d'une immédiate décomposition des tissus. Le cœur surtout. Rien qu'à le contempler, je me liquéfie. C'est comme si tout s'absorbait en moi : désir, attente, savoir, connaissance, envie, raison. Comprenne qui pourra. Dès que je le vois, mes solidités s'envolent.

Une fois allégé de son manteau et assis au bureau de fer, il contrôle son micro et son regard se pose un instant sur moi. Mais il ne montre rien et commence son cours. Heureusement que j'ai rattrapé mon retard avec les notes de Joséphine. Le propos me semble logique, clair, sans échappatoire. Je note tant et plus chacun de ses mots. Refusant de simplifier les phrases pour gagner du temps, je m'échine la main à copier précisément chaque tournure, chaque trait d'humour. Mon stylo plume gratte et remplit les pages. Je veux m'abreuver de ses paroles, les boire et m'en remplir, jusqu'à exploser.

A ce rythme, l'heure de cours passe vite. J'ai à peine retrouvé sa présence que je dois déjà le laisser partir. Comme toujours, l'amphi se vide à grande vitesse. Les autres sont pressés de prendre l'air, de sorte que Monsieur le Professeur et moi sommes les derniers à regagner le couloir.

_Vous êtes de retour, je ne vous voyais plus depuis quelques temps.

_Nous avons tous des éclipses, c'est pour mieux... réapparaître.

Il se tient comme d'habitude à quelques centimètres de mon visage. Sait-il à quel point je veux rompre le peu de distance qui nous sépare ?

_Alors, allez-vous bien ?

_Du mieux possible, enfin, je crois.

_Vous avez minci, non ? Vous me semblez effilée. Et puis vous n'êtes pas souvent en veste comme ça, non ?

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant