16 - Le voile

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Aujourd'hui, je dois passer à l'action. Si cette lettre de ma mère doit bousiller ma vie, je mettrai tout en œuvre pour la récupérer, dussé-je prendre tous les risques. D'après mes calculs, le courrier que ma mère a posté devrait arriver ce matin. Comment je le sais ? Élémentaire ! Chaque année, ma grand-mère m'envoie une carte avec un petit billet. Je ne sais pas comment elle calcule son coup, mais son courrier arrive le jour même de mon anniversaire. Je conserve toutes ses cartes sans exception dans une boîte à chaussure que j'ai décorée de papier cadeau. Le jour où j'ai vu ma mère poster la lettre, je me suis précipitée dans ma chambre en rentrant des cours et j'ai attrapé le paquet de cartes de Mamie. En haut de chacune, elle écrit toujours le jour où elle écrit : 16 février. Comme je garde les enveloppes, j'ai aussi le tampon de la poste sur le timbre : 17 février. La carte me parvient immuablement le 18. Ainsi, une carte arrive deux jours après son expédition. Merveilleuse Mamie !

Ma mère a posté le courrier fatal un lundi matin. Il arrive donc à son destinataire le mercredi. Et mercredi c'est aujourd'hui...

Jamais le trajet en RER ne m'aura paru si long, le train si lent, les stations si nombreuses. Arrivée à la faculté, je me précipite dans le bureau de Marie-Christine. En bonne juriste, j'ai pensé que pour résoudre le problème, il fallait commencer par les solutions les plus simples. En supposant que ma mère ait dressé la lettre à la doyenne, le plus simple est de demander à Marie-Christine de l'intercepter aux cases courrier : en tant que membre de l'administration, elle a la clé qui permet d'ouvrir les boîtes aux lettres. Celles-ci se trouvent dans un recoin du rez-de-chaussée, à quelques mètres seulement des distributeurs à café. Peu d'étudiants les ont remarquées car elles couvrent un pan de mur au fond d'un couloir mal éclairé, après la porte du bureau de Marie-Christine. Chaque matin, le facteur peut ainsi répartir les enveloppes selon leur destinataire, sans passer des heures à les chercher dans les locaux. Il lui suffit d'aller aux cases courrier et de répartir les lettres d'après leur nom.

Le mur est encadré de deux pauvres ficus en train de mourir de soif. Une secrétaire les arrose de temps en temps mais ils font peine à voir : la lumière est trop faible.

A 9h45, le couloir pullule d'employés de l'administration : ça papote avec un café, ça vaque à ses occupations. Une file d'étudiants stationne devant l'entrée du bureau de Marie-Christine. Ils sont au moins sept !! Pas question d'attendre pour prendre mon tour, le facteur risque de passer entre temps. Et si la secrétaire de la doyenne passe récupérer le courrier, c'en est fait de moi ! Elevin, c'est le moment de prendre ton courage à deux mains. Me comportant comme une furie mal élevée, je dépasse la file et entre dans le bureau sans frapper : c'est le meilleur moyen de leur faire croire que j'en ai le droit. Ces bovins stupides ont à peine le temps de protester que je leur ai déjà claqué la porte au nez.

Marie-Christine est déjà attablée derrière son bureau, encadrée par les deux têtes de bouddha.

_Hello Elevin ! Tu es tombée du lit ou quoi ? Il n'y a pas cours ce matin !

_Marie, il faut absolument que tu m'aides ! Non, plutôt que tu me sauves la vie !

_Oh, nous voilà bien paniquée ! Tu as une mine affreuse...

_Peut-être parce que je n'ai pas dormi de la nuit...

_Allons, ça ne peut pas être si grave ! Qu'est-ce qui t'arrive ?

_Écoute, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Il y a quelques temps, ma mère m'a vue discuter avec un professeur. Sur ce simple fait, elle m'a menacée d'écrire à la direction de l'université.

_Mais, je ne comprends pas, elle veut vous dénoncer de quoi ?

Je repris mon souffle avant de lui répondre, pesant soigneusement mes mots.

_Elle a trouvé que nous étions trop proches l'un de l'autre.

Marie-Christine me regarde avec un air abasourdi. Elle baisse un instant les yeux sur ses papiers, avant de me regarder à nouveau.

_Moi aussi je vous ai vus ce soir là devant l'entrée principale, avant que tu rejoignes la voiture de ta mère.

Elle marqua une pause tandis que je commençais à trouver qu'elle n'avait pas le ton de quelqu'un qui s'apprête à aider une amie. Elle reprit :

_J'ai moi aussi été choquée de vous voir si proches. Je me suis demandée ce qu'il y avait entre vous. Pour un peu, vous étiez dans les bras l'un de l'autre.

J'ai dû prendre un air médusé, car elle s'est empressée de terminer son discours en se tortillant les mains :

_C'est un peu malsain, Elevin. Une relation avec un professeur n'est pas une bonne voie. Il est beaucoup plus âgé que toi. Je ne sais pas ce que tu cherches, ni les raisons pour lesquelles tu te rapproches d'hommes plus vieux et je ne veux pas le savoir, mais je ne veux pas intervenir dans cette histoire. Je pense que même si ta mère n'est pas facile, elle veut ce qu'il y a de mieux pour toi.

C'est un coup de poignard dans le dos. Celle que je pensais mon amie ne lèvera pas le petit doigt. Aurai-je dû me douter qu'ayant à peu près le même âge que ma mère, Marie-Christine prendrait son parti ? Je croyais que notre relation d'amitié sincère nous plaçait au-dessus de ces considérations. Je me suis bien voilé la face.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant