La Tour d'Ivoire - Tome 3

L'enfant maudit

« L'une des batailles les plus dures que nous menons dans la vie, c'est la guerre entre l'esprit qui connaît la vérité, et le cœur qui refuse de l'accepter. »

S.Hyun

Ayaan

Ayaan n'avait jamais été véritablement heureux. Du moins, pas comme l'entendait le commun des mortels. Il ne se posait pas la question. Il respirait et dominait. C'était ainsi qu'on l'avait élevé ; non pas pour vivre, mais pour diriger.

Petit, sa mère lui disait parfois avant de le coucher qu'il avait un cœur trop grand pour la Tour, qu'il n'aurait jamais dû naitre. Évidemment, trop jeune pour comprendre, Ayaan pensait que sa mère regrettait sa venue au monde. Ce n'est que des années plus tard qu'il avait compris que Séraphina parlait de sa naissance, sa famille, et du sang qui coulait dans ses veines. Selon elle, son fils était trop bon pour être né dans cette famille autoritaire et violente.

Elle s'était trompée. Il voyait bien que depuis quelque temps le regard de sa mère sur lui avait changé. Elle le regardait comme s'il était un inconnu. Il l'avait déçu, il le savait. Elle venait simplement grossir les rangs des gens qui n'avaient plus confiance en lui. Même son père commençait à le craindre, sinon, jamais il ne serait venu rendre visite à Era. Cette dernière lui avait raconté toute leur discussion. Ainsi voulait-il réussir avec son fils ce qu'il n'avait pas pu faire avec le sien. Ayaan ressentit une vague de haine l'envahir, aussitôt remplacé par une douceur étrange.

Il savait d'où cette chaleureuse quiétude venait. Parfois, il en doutait encore. Le matin même, en se réveillant, il avait d'abord pensé que tout cela n'était qu'un rêve. Era ne pouvait être enceinte de lui, sa vie ne pouvait pas être autant remplie de joie.

Il avait toujours su qu'un jour, il aurait à engendrer des héritiers, deux, comme dans chaque famille de Créateurs. En revanche, il ne s'était jamais vraiment imaginé père. Il avait tout juste pensé qu'il serait certainement un père distant, laissant le soin au domestique d'élever ses rejetons. Mais lorsqu'il avait entendu de la bouche de celle qu'il aimait qu'elle portait son enfant, tout s'était écroulé en lui.

Il allait être père. Il avait un fils, et sa mère était la femme qu'il aimait.

Tout aurait pu être parfait si Era l'avait aimé. Ils auraient pu former une famille, une vraie, de celle que ni Era ni lui n'avaient jamais connue. Era et lui auraient protégé cet enfant de tout, le gardant dans un écrin d'argent, loin de tous les rapaces de la Tour, pour qu'un jour, à l'aube de son règne, il puisse diriger ce monde avec sagesse. Son fils sera tout ce qu'il n'avait jamais été. Il le voyait bon et juste, comme sa mère, et aussi intransigeant que lui-même. Il comptait bien voir ce jour arriver. Era devait vivre, leur enfant avec elle. Il voulait l'élever, main dans la main avec Era, pour qu'il puisse avoir en lui le meilleur de chacun d'eux. Sa mère était trop naïve, trop gentille pour leur monde, Ayaan allait devoir lui apporter une certaine insensibilité, un brin de haine de l'autre pour que jamais personne ne puisse le surpasser ou attenter à sa vie.

L'enfant qui grandissait dans le ventre d'Era était la meilleure chose qui lui soit arrivée. C'était l'espoir, l'espoir d'un avenir commun avec Era. Un avenir où lui et elle pourraient gouverner ensemble la Tour et ses habitants, un monde où elle l'aimerait.

Il se battrait jusqu'à son dernier souffle pour vivre cette vie au côté de la seule personne qu'il aimait sur cette planète.

Non, pensa-t-il soudain, ce n'est plus la seule. Il y avait l'enfant maintenant. Ton fils.

Le premier descendant commun aux Eléazar et aux Malkam. Une hérésie pour les Créateurs, le début d'une aire nouvelle pour Ayaan et leur monde. Leur fils n'était pas même né qu'il était déjà entré dans l'histoire, son sang légendaire, son histoire mythique, et sa naissance tout droit sortie d'une légende d'un autre temps.

Son fils serait grand. Aussi grand que l'amour qu'Ayaan portait à la mère de l'enfant.