« Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l'étrange, au merveilleux, à l'inexplicable que nous rencontrons.»
Rainer Maria Rilke
La tâche que j'avais commencée était fastidieuse. Je n'avais pas imaginé à quel point.
Dès que l'occasion m'en a été donnée, je m'étais enfermée avec le journal d'Amara. En plus de le lire, j'avais décidé de le traduire. Facile à dire, mais à faire...
J'avais déjà noirci deux pages, mais mon cerveau protestait déjà sous l'effort. Sans compter le fait que la langue française d'il y a deux mille ans n'était pas tout à fait le même que la langue Émeraude actuelle. Maria m'avait prévenue que cela serait compliqué. Je ne comprenais pas tout ce que le lisais, mais j'arrivais au moins à comprendre la signification générale de chaque phrase.
Trop épuisée pour continuer, je décidai de laisser pour l'instant de côté mon travail de traduction, me contentant de lire le journal. Ce que j'y appris me désarçonna complètement. J'avais ainsi bien raison pour une chose : il n'y avait jamais eu quatre Créateurs : mais cinq. Amara Amjal était bien le cinquième Créateur.
Amara Amjal. Architecte de génie. La créatrice de la Tour d'Ivoire. C'était écrit ici, dans ces pages vieillit : Amara y expliquait comment elle en avait eu l'idée, l'inspiration qu'elle puisait dans son amitié avec les autres Créateurs. Ses sentiments étaient forts, passionnés, teintés d'un désespoir résigné. Elle avait perdu parents et familles. Fille unique, orpheline, Apollina, Anastasia, Maximilian, Alexander avaient été tout son univers. Elle parlait également d'une autre amie d'enfance, venant parfois s'ajouter au groupe : Eleanor. Future épouse d'Alexander. Je lus également son amour naissant pour Maximilian, son amitié étrangement compliquée avec Alexander.
Alexander. Elle en parlait tout le temps. Il revenait sans cesse dans son récit.
Amour inavoué ? « Simple » amitié fusionnelle ? Je n'arrivais pas à définir leur relation. Ils avaient semblé former un duo à part dans le groupe. Les piliers, les vrais fondateurs, les cerveaux.
Je vis Maximilian à travers ses yeux. Son ascension. Sa victoire. Leur victoire. Elle décrivait la cité fortifiée qu'ils avaient construite en attendant de voir leur rêve se réaliser, avec les quelques générations après eux qui vécurent là-bas avant la construction de la Tour.
Mirange.
Énorme. Colossal. La cité avait été un havre de paix selon Amara. Ils avaient choisi au compte-goutte les élus, les futurs habitants de la Tour, qui auraient le droit de vivre à leur côté, éloigné de tous et de tout. Dotées des meilleures armes, personne n'osait s'approcher de Mirange.
Amara y parlait de son travail, mais très peu, se référant constamment à ses carnets de croquis, que je n'avais pas en ma possession. Elle évoquait souvent ses deux fils. Simon et Mark. Puis les choses changèrent. Amara vit. Enfin. L'injustice. La cruauté. L'inégalité. Les gens assassinés. Traqués. Dans sa propre ville. Son havre de paix. Elle y raconte alors les altercations violentes avec Alexander suite à cela.
Et là, la vérité éclate sous mes yeux :
« Maximilian Malkam. Le monde entier à ce nom au bout des lèvres. Ils signifient espoir pour certains, peur pour d'autres. Sottise. Les Malkam n'ont jamais dominé personne, pas plus que les Dolora ou les Razane. Il n'y avait que Eléazar, dominant dans l'ombre, encore et toujours. Les gens se sont trompés, Maximilian Malkam n'a jamais été notre leader. Alexander Eléazar a toujours été notre tyran, et nous l'avons tous suivi aveuglément. Moi compris. Je l'aimais, et je me suis trompée. Le monde en payera le prix. Que l'humanité me pardonne pour tous nos crimes.
Soudain, les paroles de Galaad firent sens :
Tu ne comprends pas, Era, tu n'as jamais rien compris. Nous sommes tout en haut, Era.
Il n'avait jamais pu me le dire directement. Mais la vérité était là : les ainés Eléazar ont depuis toujours gouverné la Tour. Cela n'a jamais été les Malkam. Voilà pourquoi Ravana détestait tant ma grand-mère : elle avait l'ascendant sur elle. C'était écrit depuis toujours.
Tout prenait sens également pour mon père. Il était ainsi le seul investigateur de cette nouvelle ère, tout n'était pas du seul fait de Melech. Azel, œuvrant dans l'ombre, avait utilisé un Malkam - comme au commencement - pour gouverner.
Ayaan n'avait pas accepté cela, il avait relégué mon frère à la gestion des armes, et jouait à présent un jeu dangereux avec mon père. Ayaan voulait renverser les choses.
Ils avaient toujours su. Tous. Melech, mon père, mon frère, Ayaan. Ma grand-mère... pourquoi ne m'avait-elle jamais rien dit ?
Je compris que mon ennemi principal n'avait jamais été Melech, mais mon propre père. Le père d'Ayaan n'avait jamais été qu'un simple pantin, et lorsqu'il avait tué Arianna et tenté de me tuer aussi, Azel avait réagi. Seulement, mon père se retrouvait face à un adversaire qui refusait ce rôle : Ayaan. Ayaan qui souhaitait régner, et qu'après lui ce soit notre propre enfant qui domine la Tour, et non l'enfant de Galaad.
À mon plus grand regret, le journal s'arrêtait avant sa fuite. Son destin restait toujours nébuleux pour moi. Amara terminait son journal en disant qu'elle avait déjà tout prévu, depuis le début, qu'elle avait toujours eu un infime doute. C'était son pire défaut selon elle : elle doutait constamment.
Les précautions ont été prises, écrivait-elle. Maintenant, il faut que quelqu'un lise ces lignes, et finisse ce que je n'ai pas pu faire. Ce que je n'ai pas eu le courage de faire. J'espère qu'un jour quelqu'un aura ce courage qui m'a tant fait défaut. Les réponses se trouvent là où elles ont toujours été. Là où tout s'est terminé. Tal-Ora restera le tombeau de mon œuvre.
Tal-Ora. Là où Amara est soit morte, soit parti à tout jamais.
Elle ne connaissait aucune ville du nom de Tal-Ora, et nulle part Amara ne parlait de sa localisation. Elle parlait avec tant d'emphase de la ville qu'elle n'aurait pas pu passer inaperçue. Les Émeraudes m'auraient parlé d'une cité si merveilleuse, même deux mille ans après il devrait rester des ruines.
Peut-être trouverai-je plus de réponses dans les écrits d'Alexander et Maximilian...
Il est vrai qu'on nous racontait souvent que la Tour ne s'était pas construite en un claquement de doigts et que les Créateurs et leurs descendants avaient vécu reclus du monde avec ceux qu'ils avaient jugés dignes de partager leur sort glorieux, mais rien de plus. Jamais je n'avais entendu parler de la Cité de Tal-Ora. Et je n'avais aucune idée de l'endroit où elle pouvait se trouver, pourtant, c'était là qu'Amara avait caché les dernières pièces du puzzle.
Me promettant de continuer à écrire la suite de la traduction, je refermai le journal, exténuée. Un jour, les traductions seront une preuve de plus à apporter pour contribuer à la chute et l'effondrement de la Tour. En attendant, cacher le journal ne sera pas un souci, la Tour regorgeait de cachettes en tout genre.
VOUS LISEZ
La Tour d'Ivoire - Tome 3
Science FictionAlors qu'elle s'apprête à découvrir la tristement célèbre Nation de Rubis, Era n'a qu'une idée en tête : protéger les siens et empêcher son cœur de mettre le monde en danger. Attiré par ses yeux rouges sang semblables à ceux de son peuple et par le...