1. Dépoussiérage

107 15 146
                                    

[Narration : Lucie]

Pendant quatre heures, je m'étais étourdie du cours de droit comparé et à présent, décoller de ma chaise pliante d'amphithéâtre exigeait un réel effort. Fourbue, je pris la direction de Nintaï au lieu de courir à la bibliothèque. Depuis plus d'un an, mon rôle d'aide-administratrice m'obligeait à des trajets aux heures de pointe pour rejoindre l'établissement technique le plus mal famé de la région du Kansai, situé à la périphérie ouest d'Osaka.

Une fois arrivée dans le secrétariat, je constatai que comme à son habitude Madame Chiba avait dans la matinée bouclé le travail auquel j'aurais dû m'atteler dans l'après-midi. Je me donnai deux heures pour rédiger quelques courriers et me rendis sur le toit pour y rejoindre la faction des étudiants de quatrième année. Avant d'atteindre chaque palier d'escaliers, je passai devant les salles de classe pour contrôler l'ambiance du jour. À travers les murs à demi vitrés, la plupart des étudiants étaient frappés d'incoercibles crises de bâillements.

Au Japon, dormir en cours était tout à fait acceptable. On imputait l'épuisement des élèves aux heures éprouvantes d'un travail scolaire acharné. Mais dans l'établissement Nintaï, les étudiants ne dormaient pas de fatigue. Ils se laissaient tomber de sommeil les bras ballants sur leurs tables de classe parce qu'ils s'étaient bagarrés ou avaient trop bu et fumé la nuit durant. Perpétuellement en panne de motivation pour travailler, les nintaïens étaient passés maîtres dans l'art de la procrastination. À leurs yeux, produire des efforts sans garantie de succès ne rimait à rien et de surcroît, tout échec était vécu comme éminemment douloureux car il prouvait l'étendue de leur défaillance dans le système scolaire. S'il n'y avait que cela... Leur attitude était toujours désinvolte et leur discours cru. Le manque de perspective d'avenir et de projets valorisants les plongeait dans un profond ennui autant vis-à-vis d'eux-mêmes que de la société.

Sans l'aide d'un tiers pour les remettre sur les rails, les nintaïens étaient voués à s'engager sur la voie du racket, des agressions, des vols, des phénomènes de gangs et des trafics en tous genres. Kensei lui-même m'avait expliqué qu'il était un rescapé : le Vieux l'avait repêché et lui avait permis de développer son talent pour la mécanique. Il lui avait apporté un soutien affectif et matériel indéfectible, le prenant sous son aile et l'enjoignant tôt travailler dans son propre garage, à ses frais. Ce coup de pouce avait été salutaire : c'était le Vieux qui était venu à Kensei et non l'inverse car comment revendiquer une main tendue lorsqu'on ne connait pas ses atouts ?

À présent, Kensei considérait le Vieux comme son second père pour le sermonner, son professeur pour lui enseigner, son aîné qu'il respectait et surtout son modèle qui l'aidait à créer sa propre identité. Il s'agissait de repères que Kensei n'auraient pas pu trouver seul dans son environnement familial même si dans son cas particulier, il ne pouvait pas se plaindre. Il aurait tout aussi pu reprendre le restaurant familial mais alors, il aurait vécu une existence qui n'était pas faite pour lui.

Je gravis lentement les escaliers et parvins à l'étage des troisièmes années. Alertée par un cri en provenance de la classe 3-A, je stoppai net mon ascension. Depuis la rentrée, Naoki dirigeait sa faction d'une main de fer. Je m'approchai et me postai devant le mur semi-vitré de la salle de classe. Au même moment, le professeur en sortit en trombe, certainement pour chercher de l'aide.

Le regard rivé sur son portable, un étudiant faisait la sourde oreille aux braillements des autres voyous dont certains étaient montés sur les tables. Campé face à lui, Naoki lui demanda de se lever et de tendre sa joue. L'étudiant déglutit, glissa son portable dans sa poche mais n'obéit pas à son leader. Naoki hurla une insulte, le gifla et lui asséna un coup de poing au menton. Tombé au sol, l'étudiant se recroquevilla. Naoki se jeta sur lui et le bourra de coups de pied. Alors que le sang se répandait sur le linoléum, l'ensemble des troisièmes années se mirent à rire. « Déshabille-toi, p'tite raclure ! Mets-toi à genoux, enlève ta chemise et baisse ton futal ! » Je décollai de la vitre, n'ayant aucune envie d'assister à cette humiliation.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant