20. L'honnêteté

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[Narration : Lucie]

« Pardon. Le but de cette discussion était d'échanger nos points de vue, pas de te mettre la pression. La dernière chose que je voudrais serait que tu penses que je fais du forçage. C'est pas du tout ça. S'il te faut du temps, prends-en autant qu'il t'en faudra. Je comprends que tu aies peur du mariage. Je voulais juste que tu saches ce que je ressentais.

En dépit de l'amour que Kensei m'inspirait, j'avais en mémoire mes conversations téléphoniques avec Aïko.

— Merci. Est-ce que je peux te rentrer dans le chou ?

Kensei était vidé. Pourtant, il fit un effort que peu de personnes auraient fourni face à mon attitude de rejet.

— Tant qu'on y est...

Je baissai la voix. Les autres ne devaient surtout pas entrendre notre discussion.

— Au-delà du mariage en lui-même, ce n'est pas la peine de vouloir des enfants si tu passes ta vie dans ton garage sans t'en occuper, avertis-je pour tenter de le refroidir. Parce que tu vois, non seulement je veux une carrière mais je ne tiens pas à assumer le rôle à la fois de père et de mère.

Son visage se froissa. Je savais qu'il pouvait être dangereux de continuer sur cette pente mais autant aller au fond des choses.

— Parents, c'est au pluriel. Moi je n'en ai jamais bénéficié. Si j'ai des enfants, je veux leur offrir ce que je n'ai pas eu.

L'expression de Kensei se radoucit. Je ne lui donnai pas le temps de se détendre :

— En plus, n'oublie pas que je suis une étrangère et que je n'envisage pas de relation familiale japonaise traditionnelle. Si nous sommes ensemble jusque-là, c'est-à-dire dans dix ans, tu as intérêt à aménager tes horaires pour t'occuper aussi du foyer.

J'espérais lui avoir fait peur. Sa bouche s'entrouvrit.

— Hé, Lucie. Parfois tu me prends vraiment pour un idiot. J'ai mûrement réfléchi avant de te parler de ces projets. T'as un peu le complexe de l'étrangère ! m'accusa-t-il gentiment en passant la main sur ma tête.

Interloquée, je demandai en grimaçant :

— Explique-moi ça.

— Enfonce-toi bien ça dans le crâne : je ne m'intéresse pas à l'étrangère, je m'intéresse à toi. Si tu avais eu le physique d'une Japonaise, ça n'aurait rien changé, je te serais quand même tombé dessus. Simplement, tu apportes encore plus de nouveauté au tableau : une culture différente et un physique qui me...

— En admettant qu'on ait un enfant par exemple, interdiction qu'il dorme dans notre lit.

— D'accord.

Jamais, ô grand jamais Kensei n'avait été si complaisant dans une conversation. Il me sembla que si je continuais, il dirait oui à tout.

— On s'arrête là, l'interrompis-je. Ça me touche.

— C'est un peu le but. J'espère que t'as bien retenu.

Il soupira, but un peu de bière et plongea de nouveau son regard dans le mien.

— Si tes idées et ta façon d'envisager l'avenir ne m'avaient pas plu, je t'aurais déjà quittée.

— Après tes grands élans, tu te montres sacrément rassurant ! ironisai-je, la gorge serrée.

— Comme un époux !

Lorsqu'il vit mon expression déconfite, Kensei se mit soudain à rire si fort que les têtes de nos amis se tournèrent dans notre direction.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant