50. Mission accomplie

68 6 73
                                    

[Narration : Lucie]

Les épisodes des docks et de la salle de classe me retournaient encore l'estomac. Je ne cessais d'y penser. J'étais énervée.

Sven, Yoshi, Shizue et moi travaillions à la bibliothèque universitaire. La présence délirante de Leandro nous manquait cruellement. Il était retourné en Italie sans être inquiété mais nous ne pouvions nous empêcher de penser que le groupe sans lui n'en était plus un. Le puzzle n'était pas complet. Par ailleurs, Yoshi, incapable de payer seul le loyer, avait dû rendre l'appartement et retrouver une chambre étudiante – il avait encore eu de la chance qu'il en reste.

« Tu fais une de ces têtes, Lucie... Il y a des mauvaises nouvelles derrière cette expression, analysa pensivement Yoshi en crayonnant des kanji complexes sur une feuille quadrillée, certainement superposée à celle de ses dessins représentant Shizue.

Celle-ci se tourna vers moi, le visage compatissant.

— Ça semblait aller beaucoup mieux avec Kensei...

— Tout se passe à merveille entre nous. Je suis juste un peu fatiguée du travail. Pas de quoi s'inquiéter. »

Sven et Yoshi échangèrent un regard. Ce dernier fut sur le point de dire quelque chose mais derrière ses lunettes et son teint blafard, la documentaliste nous poignarda du regard. Nous baissâmes la tête en signe de soumission, faisant mine de continuer à travailler en silence. Il pleuvait fort dehors. Les gouttes battaient violemment les vitres.

Je ne révisais pas. Un livre était posé grand ouvert sous mes yeux mais je faisais semblant d'en déchiffrer le contenu. Mon esprit se trouvait loin de l'étude.

Minoru était une évidence, autant que l'était Kensei. Et s'il n'y avait eu ce dernier, j'aurais pu rendre Minoru heureux et il m'aurait propulsé dans les étoiles. Me l'avouer était encore plus difficile que je ne l'avais imaginé. J'aimais Minoru mais j'aimais encore plus Kensei.

Malgré tout, voir l'Opossum plongé dans une telle tourmente me déchirait. Être au cœur de son désespoir anéantissait mon moral. Il n'allait déjà pas très bien mais la volte-face de l'université l'avait plombé. De plus, c'était moi qui l'avais incité à y entrer. Jamais je n'aurais imaginé qu'il devrait revendre de la drogue pour payer ses frais universitaires.

Je voulais le prendre dans mes bras, sécher ses larmes, le bercer, l'embrasser, l'aimer. Mais tout cela, je le faisais déjà pour Kensei.

Une constatation s'écrasait dans ma tête chaque fois que je croisais le regard lumineux de Minoru : je le sacrifiais alors que lui aurait tout jeté pour moi. J'étais un être infâme, égoïste mais je ne pouvais me séparer de la lumière et de la chaleur de Kensei, si nécessaires à mon propre bonheur. C'était à Minoru de m'oublier et à l'examen de ce bilan, quelque chose remuait violemment au fond de moi.

L'idée émergea dans mon esprit : faire en sorte que Minoru me déteste au point de ne plus vouloir me voir. Il serait alors plus facile pour lui de m'oublier, de passer à autre chose, une autre personne, un autre potentiel bonheur.

Ça allait faire mal, très mal. J'allai me poignarder, me mutiler le cœur, me flageller l'esprit mais cela en vaudrait la peine, cela vaudrait la paix de Minoru et la tranquillité de Kensei.

Je devrais vivre avec cela : avoir été profondément amoureuse de deux êtres. Minoru était mon utopie, Kensei était ma vie. Alors que les deux m'étaient accessibles, je choisissais la réalité.

Ce n'était pas le meilleur moment pour Minoru. Mais si je m'en tenais à ce simple constat, je suivrais la même voie que j'avais toujours empruntée : la fuite. La conjoncture se rapprochait étrangement de ma réticence à confesser ouvertement mes émotions à Kensei. Je reportais toujours, tout le temps, à tout moment ceux où je devais faire preuve de courage.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant