51. La rupture

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[Narration : Lucie]

« Tu es complètement stupide ! s'exclama Sven en roulant les yeux.

— C'était mon dernier recours !

Nous nous trouvions dans le café où nous avions l'habitude de nous retrouver. Coincé entre deux coussins en imitation de peau de zèbre et de panthère, Sven reposa son Coca. Il était choqué de ce que j'avais fait subir à Minoru.

— Je préfère encore la mentalité de ce paumé à celle de ton... Copain ! Mais au moins, lui n'a pas participé au massacre de l'autre pauvre type ! Je parie que tu les as remerciés en plus !

— Bien évidemment ! Ils se sont mis en danger pour moi, encore une fois ! Arrête de les juger Sven! Tu ne les connais pas » soupirai-je en buvant mon chocolat chaud. Ça ne sert à rien que je t'en parle si c'est pour que tu continues à tenir le même discours...

Le café à l'ambiance d'ordinaire chaleureuse manquait cruellement de clients. Entre les tables en bois de teck et les paravents de bambou, les serveuses tournaient en rond, attendant avec impatience qu'une serviette tombe par terre ou que l'une des quatre tables recommande une boisson ou un gâteau à l'appellation exotique. Un grand groupe d'étudiants pénétra dans le café et les serveuses se ruèrent sur eux pour leur tirer des chaises en rotin. À en juger par leurs accoutrements presque identiques, les jeunes devaient appartenir à un club universitaire.

Ni Sven ni moi n'avions l'intention de reprendre une boisson. Nous nous regardions dans le blanc des yeux. De plus en plus souvent, Sven ne se résumait plus qu'à trois adjectifs : implacable, susceptible et possessif. Ils avaient largement pris le dessus sur le Sven que j'avais rencontré deux ans plus tôt : un garçon appliqué, soigneux, prévenant, serviable et à l'écoute.

— Objectivement, Lucie, ils pourraient être des bons à rien.

— Tu en a le potentiel aussi. Tout le monde l'a. Mais tout le monde ne naît pas avec les mêmes cartes en mains.

— J'essaie de t'aider. Ton copain et toi, vous ne vous ressemblez pas, reprit Sven en claquant la langue sur le palais. Toi tu es une fille indépendante, qui va à l'université, promise à une belle carrière et à en mettre plein la vue aux dirigeants de cette planète. Tu te vois dans trois ans, à te trimballer une poussette entre une tombola et un centre commercial qui vend des chaussures à plateformes pailletées ? Le week-end à précipiter tes mômes dans la voiture customisée par ton mec pour aller faire un tour à la campagne ? Te rendre tous les trois soirs au restaurant familial pour honorer ses parents ? Devoir choisir entre payer la cantine et partir en vacances ? Ça donne envie de vomir...

À cet instant, c'était Sven qui me répugnait, avec son air péteux. Se rendait-il compte de ce qu'il disait ?

— Pendant que toi, tu seras coincé entre deux collègues de bureau, à pester contre le monde entier et boire bière sur bière en te demandant ce qui t'a pris de plaquer Momoka ?

Exaspéré, il renversa la tête en arrière et manqua de se cogner au paravent.

— Laisse Momoka en-dehors de ça. Ce n'est pas une vie pour toi, Lucie.

— Ce sera à moi d'en décider.

— Là, je vois une gamine capricieuse qui fait la rebelle contre le modèle dans lequel elle a été élevée.

Cette fois, il allait trop loin :

— Et toi, tu me fais penser à un vieux plouc insatisfait qui croit pouvoir donner des conseils à la Terre entière ! Pourquoi est-ce que tu me donnes l'impression de devoir me justifier sans arrêt ?

Sven aplanit ses deux mains sur la table en se baissant pour m'avoir bien en face de lui. Une mèche de cheveux noire barra son front, lui conférant une attitude des plus hargneuses.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant