39. Le fruit pourri

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[Narration : Lucie]

Ryôta s'assit dans son vieux canapé troué et alluma une cigarette.

« Franchement, Clé-à-molette... Laisse tomber Mika. Ce type a un problème de communication avec les gens.

— Je me fiche de lui, répondis-je en prenant place à côté de lui. Si l'Hypocondriaque a décidé de m'ignorer, ça me fera des vacances ! »

En dépit de la désapprobation qu'aurait eue Kensei à ce que je rende visite à l'Idol, j'avais soudain eu envie de boire une bière avec lui.

Il était six heures du soir, le soleil était encore brillant dans le ciel et... Pour tout dire, je ne savais pas ce qui m'avait pris. J'étais simplement certaine que si Ryôta ne m'avait plus voulue chez lui – et encore moins à l'improviste comme c'était le cas, il m'aurait renvoyée.

Mais sans même avoir vu les quatre grandes canettes de bière que je transportais dans mon sac, il m'avait ouvert sa porte avec un grand sourire, sa chemise de bucheron grande ouverte sur son torse imberbe, une cigarette à la bouche et ses cheveux décolorés en pagaille. « Hé, Clé-à-molette ! Quelle bonne surprise ! s'était-il exclamé. Qu'est-ce qui t'amènes ? Tu veux entrer ? Désolé, c'est le foutoir... » Je ne pensais pas que Ryôta puisse se montrer aussi accueillant alors que je le réveillais d'une sieste.

Son appartement était aussi peu rangé que la dernière fois : la vaisselle s'entassait dans l'évier, de même que les vêtements sur le sol. Les paquets de cigarettes vides traînaient sur tous les rebords de meubles et les bières et sachets de nouilles instantanées s'accumulaient dans un grand sac en plastique servant de poubelle.

Pour autant, en dehors de l'insalubrité du lieu, on devinait les efforts pour le garder propre et vivable. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et le ventilateur était en marche pour renouveler continuellement l'air chaud et saturé de cannabis. Les fissures dans les murs ne semblaient pas s'être aggravées et Ryôta et son frère avaient investi dans un appareil pour retirer la moisissure.

Je m'éclaircis la gorge, hésitante :

« Est-ce que tout va bien dans le groupe ? Yuito et Reiji sont partis, alors... Mika pourrait faire un effort. La bande ne peut pas tenir si tout le monde se comporte comme lui.

— ...

— Il est influençable et dépendant, incapable de prendre des décisions si elles ne sont pas portées par Kensei ! Pour lui, je suis une absurdité, un furoncle et cerise sur le gâteau, son meilleur pote s'est attaché à moi !

Une cigarette calée de travers entre ses lèvres, l'Idol décapsula deux bières et déposa les autres dans le réfrigérateur. Il m'en tendit une et nous trinquâmes.

— Mika a toujours été comme ça, affirma Ryôta en goûtant sa boisson. Mais il est judicieux et essaie d'apaiser les tensions entre nous.

— Lui ?

— Ouais. Tu ne le connais pas bien.

— Il ne me laisse connaître de lui que ses travers futiles, méprisants et...

— Il a des bons côtés qu'il refuse de te montrer parce qu'il ne te juge pas digne de le côtoyer.

— Ça, il me le fait sentir !

Il secoua la tête d'un air vain, déboutonna les boutons de ses manches et les remonta jusqu'aux coudes. Il but encore une gorgée de bière et raviva sa cigarette. Je pris deux pleines gorgées et à son instar, m'installai un peu plus confortablement dans le canapé.

— Au moins, tu n'es pas seule. T'as une flopée de potes de tous horizons...

Il posa ses pieds sur la table basse ; sa position affalée laissa entrevoir la musculature de son torse et de ses bras nus. L'Idol était très beau et nullement gêné de ses manières. Si je n'éprouvai pas d'attirance pour lui, je songeai que la moitié de la population nipponne aurait payé cher pour se trouver à ma place.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant