[Narration : Minoru]
Le Maruschka. Probablement le seul bar de la ville à passer du rock russe au milieu de tables de billards, d'autres éclaboussées de bières, avec des clients alternant entre jeux de fléchettes et suivi de matchs de baseball sur des écrans fixés aux murs. La pièce aménagée en mezzanine baignait dans les odeurs d'alcool et de cigarette. Tout le monde s'autorisait à fumer dans ce bar. Il n'y avait qu'ici et au Black Stone que nous nous sentions vraiment à l'aise.
Nous avions entamé une partie de poker pour mon anniversaire. La mise n'était pas énorme mais tout le monde était un peu fauché.
Alors que Kensei lui avait appris à jouer la veille, Lucie ne se débrouillait pas trop mal. Dans trois tours, elle serait sûrement déjà couchée mais Mika perdrait avant elle et c'était tout ce qu'elle recherchait.
Lucie était jolie ce soir, en jean tout simple avec un pull en grosse maille et son pendentif en lune qui attirait le regard sur la forme de sa poitrine. Elle donnait des coups de coudes à Kensei pour l'empêcher de regarder ses cartes et l'aider à jouer – elle voulait faire perdre Mika toute seule et sa mémoire extraordinaire pour retenir les cartes l'y aidait.
Après ma discussion avec elle sur les bidons en plastique, j'avais cru que les choses pencheraient en ma faveur. Tout le contraire s'était produit : Kensei et Lucie n'avaient jamais été aussi soudés, proches l'un de l'autre. Indécollables. Deux glues. C'était répugnant.
Je le voyais, ils passaient leur temps libre ensemble, à ronronner de plaisir, de sorties en excursions, de cafés en bars, de virées à moto en passant par les expositions. Kensei, foutre les pieds dans un musée ? Oublier le garage pour mater des tableaux ? Seul sans une troupe de potes autour de lui ? Sans son chouchou Mukai pour l'admirer ? Lucie l'avait vraiment changé. À ce rythme-là, il allait virer intellectuel-expert-en-poterie-du-XVIe siècle ! Et elle, alors, elle n'était pas mieux ! Soudain, c'était comme si elle n'était plus inscrite à l'université... Elle avait pigé comment Kensei fonctionnait et comptait bien en profiter : le soutenir sans se soumettre, défendre ses idées sans critiquer les siennes. Chapeau bas, Clé-à-molette !
Elle ait fini par retourner vers moi et me balancer une bière, mais je me doutais bien que c'était pour ne pas gâcher mon anniversaire. Depuis ce jour sur les bidons en plastique et mon pétage de plombs raté, notre relation avait pris un coup dans l'aile.
Je m'étais quand-même étonnée que Lucie se soit pointée. Takeo avait dû la menacer pour se réconcilier avec moi. Elle ne savait plus comment se comporter ni comment m'adresser la parole. À ses yeux, c'était comme si j'allai tout réinterpréter ou la pousser à bout pour lui faire avouer ce qu'elle se refusait. En fait, à mi-mots, elle avait déjà un peu plié.
J'avais ces pensées, tout en songeant au cadeau qu'elle m'avait offert : ma paire de baskets préférées que je lui avais cédées deux mois plus tôt. Mes pompes puantes et bonnes à jeter aux ordures étaient comme neuves et améliorées. Lucie savait que je ne voulais pas m'en séparer et que ces godasses avaient une valeur sentimentale. Elle les avait nettoyées, remplacé les lacets usés par des nouveaux, fait faire refaire les semelles, changé l'intérieur complètement déformé par mes foulées et ajouté des bandes en caoutchouc pour encore mieux amortir les chocs. J'étais déjà touché mais pour Lucie, il avait dû manquer un détail qui avait donné du style à mes baskets. Avec un marqueur noir indélébile, elle avait dessiné sur les côtés des tracés géométriques qui auraient pu sortir de pochoirs d'une boutique de sport haute couture. Elle avait aussi écrit quelques encouragements en anglais, en français et en japonais.
C'était le plus beau cadeau qu'on m'ait jamais offert. J'avais eu envie de hurler à ses oreilles que je l'aimais. Au final, je l'avais remercié avec une courbette. Le visage de Lucie s'était éclairé. Elle avait semblé sur le point de dire quelque chose lorsque Kensei lui avait fait remarquer qu'elle avait eu de la chance aux cartes lors du dernier tour mais qu'elle devrait faire attention à celui qui venait.
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Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ans
General FictionMinoru s'est déclaré. Lucie se trouve face à un dilemme : le protéger ou soutenir Kei dont les crampes mystérieuses empirent à mesure que l'ombre de Fumito refait surface ? Takeo, lui, est déterminé à empêcher que Nintaï ne se transforme en une zone...