3. Le square aux écureuils

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[Narration : Kensei]

Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable.

Les tempes battantes, respirant par à-coups, je me redressai comme un ressort sur mon futon.

Des sueurs froides s'étiraient le long de ma colonne vertébrale et me pénétraient les os. Mes mains tremblaient et mon crâne me faisait mal. 

Instinctivement, la vision trouble, je regardai à côté de moi pour voir si Lucie dormait. La place était vide. Bien-sûr, ce soir elle passait la nuit chez elle.

Parfois, je m'éveillais juste pour m'assurer qu'elle n'était pas morte et qu'elle respirait bien. C'était une peur insensée mais après avoir écouté sa lente respiration, mon sommeil était plus paisible. Avant de me rendormir, je passais un bras sur elle pour la tenir serrée contre moi, m'étourdissais de son parfum de crème brûlée et sentais la chaleur de mon corps passer dans le sien pour la réchauffer. C'était idiot mais avoir l'impression d'être utile à la régulation de sa température interne me faisait sentir indispensable, capable de la protéger, bien plus que s'il s'était agi de flanquer une dérouillée à un type qui l'aurait embêtée. Dans cette position, même si Lucie dormait, elle paraissait heureuse.

Plus j'y réfléchissais et plus il était évident que jamais je ne retrouverais une nana qui exerce une telle fascination sur moi. C'était pour cette raison que je voulais m'assurer qu'elle soit sûre de son choix. Je m'étais peut-être montré dur mais elle devait être honnête autant envers elle-même qu'avec les autres et je ne voulais pas non plus souffrir inutilement.

J'ouvris en grand la fenêtre et cherchai la lune des yeux. Elle était voilée par un amas de gros nuages qui laissait parfois filtrer un peu de sa clarté. Un halo argenté se dessinait dans les contours de ces brumes. Tel que me l'avait enseigné Lucie, je fis mine de saisir le cercle argenté entre le pouce et l'index.

Peu à peu, l'étau dans ma poitrine se desserra et petit à petit, des sensations coururent de nouveau dans mes jambes et mes bras.

Du noir, du rouge, du lent, du rapprochement et l'inévitable.

Le cauchemar me poursuivait.

*

[Narration : Lucie]

C'était la tombée de la nuit. L'éclat de la lune formait une vague traînée derrière les nuages qui s'effilochaient dans le ciel. Les feuillages frissonnaient doucement dans la brise printanière. Au cœur d'un entrelacs de ruelles de son quartier résidentiel, Minoru m'attendait assis sur un banc du square, le nez en l'air et le visage savourant le vent léger du mois de mai. Aucun enfant ne jouait dans les tourniquets, les balançoires ou le toboggan et pourtant, il n'était pas tard.

Je m'arrêtai un instant devant l'écriteau d'entrée du square sur lequel il était écrit que les ballons étaient interdits. C'était bien japonais, ça ! Il est défendu de jouer au ballon dans le square.

En parlant d'enfants...

Plus tôt dans la journée, j'avais eu Aïko au téléphone : elle pleurait et je n'avais pas réussi à l'apaiser.

« Il faudrait que les hommes Japonais prennent exemple sur les Occidentaux.

— En matière de galanterie ? Tenir les portes, par exemple ? avais-je suggéré.

— Non, avait répondu mon ancienne coordinatrice en tentant de maîtriser ses sanglots. Surtout finir tôt le travail pour dîner avec leur famille, du moins leur épouse s'ils n'ont pas d'enfant. Je n'ai personne à qui parler...

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant