15. Frankenstein

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[Narration : Lucie]

Le lendemain à la tombée de la nuit, je me rendis sur la terrasse du Floating Garden, l'observatoire du jardin flottant situé au sommet de l'Umeda Sky Building. Cet immeuble de tours jumelles en verre était l'un des premiers endroits que j'avais visité avec Aïko en arrivant à Osaka.

Il n'était pas plus mal que Kensei et moi nous soyons donnés rendez-vous ici. J'avais besoin d'air, comme l'avait souligné Jun. Et l'air, on le trouve en hauteur.

Kensei m'attendait, le regard rivé sur la vue imprenable qu'offrait l'observatoire sur Osaka. L'air du soir était doux et les touristes nombreux. Je me plaçai à côté de lui. Sans me regarder, il me tapota la tête en signe de bonjour.

Après m'être assurée qu'il portait toujours la chaîne que je lui avais offerte, je triturai nerveusement la mienne. Mais à mesure que Kensei garda le silence, la douleur dans ma poitrine forcit. En contrebas, nous observâmes les gratte-ciels illuminés, les éclairages des voies, les phares des voitures passant comme des étoiles, les allées de lampadaires, les néons sur les toits et les devantures des immeubles. Ne rien dire, juste admirer, regarder dans la même direction. C'était ce sur quoi j'essayai de me focaliser. Nous échangeâmes à peine quelques mots et prîmes finalement la direction du restaurant de ses parents.

Une fois dans sa chambre, Kensei s'allongea sur son futon les yeux fermés. Il plongea la main dans sa poche et en sortit une cigarette qu'il alluma. L'ombre de la flamme du briquet n'apparut pas sur le mur. En revanche, l'éclat de la combustion se refléta sur ses cheveux dorés.

J'eus envie de rester debout et de lui faire comprendre qu'il devait s'occuper de moi mais je ne résistai pas et me blottis contre son torse tiède. Kensei replia ses bras sous la tête, les yeux toujours clos. 

Soudain, il entrouvrit la bouche :

« Je ne t'ai pas tout dit.

Le cœur battant la chamade, je me hissai sur lui pour avoir son menton en ligne de mire, juste au cas-où je devrais éviter ses yeux. 

Il attrapa un oreiller et le cala sous sa nuque. Ses lèvres figées lui dessinèrent des fossettes sur les joues.

— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je, impatiente.

Il se mordit les lèvres à plusieurs reprises, dévoilant des dents blanches alors qu'au rythme de sa consommation de cigarettes, leur émail aurait dû tirer sur le jaune.

— J'ai bien vu que tu m'observais avec Nino, derrière le panneau d'affichage dans la cour centrale. J'ai compris que tu avais voulu m'éviter en passant par les grilles de derrière. J'ai aussi remarqué ta tête dans le garage du Vieux lorsque je suis parti chercher une commande d'outils. Tu as fait allusion à mon ex... Dit en passant, ajouta-t-il, c'était bien une commande d'outils.

Sous tension, je me levai et sans le vouloir, me mis à tourner dans sa chambre. Il m'imita et se posta devant sa porte. Nous nous trouvions chacun debout à une extrémité de la pièce, soit à quatre mètres l'un de l'autre. Je plongeai mon regard dans le sien pour ne lui laisser aucune issue. Je voulais connaître la vérité.

— Pourquoi tu l'as quittée ?

Kensei écrasa son mégot dans le cendrier et s'appuya contre le mur, les épaules tombantes et la tête basse. Il laissa quelques secondes s'écouler avant de relever la tête.

Il s'exprima d'une voix lasse.

— Tu me reproches d'avoir larguée mon ex ?

— N'évite pas la question. Réponds, s'il te plaît.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant