47. Du bout des lèvres

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[Narration : Lucie]

« Ça n'arrivera pas. »

Une partie de mon cerveau, le fruit pourri, était tombée chez Ryôta. Désormais, tout ce que mon corps et mon esprit avaient de pollué s'évaporait et se faisait absorber par l'odeur de l'encens planant dans la pièce.

J'avais compris.

L'enfance, c'est notre source. Nous ne pouvons pas la changer mais nous pouvons choisir quel cours d'eau prendre.

Pendant tous ces mois, ce que j'avais fini par considérer comme perdu était en réalité tout proche. Kensei et moi formions un couple solide, une sorte d'alchimie opérait entre nous. Je discernais chacune de ses variations d'humeur, de ses inquiétudes à ses joies, même s'il ne les exprimait pas. Si je parvenais à dépasser mes derniers blocages, je pourrais vivre une vie heureuse avec lui. Au-delà de la passion que Kensei éveillait en moi, il était d'abord et avant tout mon ami.

— Je n'ai jamais eu de rêve avant de venir ici, avouai-je. Mon seul objectif était d'échapper à mon quotidien. C'est depuis que je suis avec toi que je me rends compte à quel point le corps et l'esprit humain sont capables de briser les barrières forgées par les traumatismes. Toi qui as traversé beaucoup plus d'épreuves que moi, tu persévères pour me comprendre. Tu n'abandonnes pas, même si je ne suis pas facile.

— Je ne te mâche pas le travail non plus...

— Tu m'as transformée, Kensei. Tu m'as fait devenir ce que je pensais ne jamais être : la cible d'autre chose qu'un intérêt narcissique.

Ma respiration s'interrompit :

— Je n'avais pas réalisé qu'il est beau d'être aimé pour ce qu'on est. Toi, tu m'as offert ça depuis le début mais je n'osais même pas envisager que ça puisse être réel.

Il fronça les sourcils, comme s'il avait trouvé la sortie du cheminement sinueux de mes pensées.

— Voilà pourquoi tu repoussais mes demandes.

— Oui. Si je n'ai pas encore réussi à te faire déclaration en bonne et due forme, c'est parce que je n'arrive pas encore à cerner l'ampleur de mes sentiments pour toi. Je continue à les découvrir, semaine après semaine. Je finirai probablement par y voir plus clair, mais mon cerveau met du temps à admettre qu'il existe des émotions qui ne peuvent pas être pleinement exprimées par des mots.

Kensei sourit encore, véritablement. Un sourire compréhensif qui remplaçait les plus belles paroles.

— Ce que tu viens dire, c'est déjà une étape. Dommage que tu pleures en disant ça.

— Pardon, je ne peux plus m'arrêter.

Il eut encore un rire bref. Je le sentis un peu embarrassé.

— Je pleure trop en ce moment.

— Viens-là. »

Il me prit dans ses bras et m'immobilisa. Pas de frottements dans le dos, pas de caresses, plus de paroles. Je respirai l'odeur de son t-shirt et levai les yeux vers lui.

Kensei était unique, notre amour également. Tout cela était authentique et d'une beauté qui surpassait les descriptions.

Je sus qu'il avait raison et qu'il n'avait pas dit de mot en l'air : il ne me quitterait plus jamais.

Il ne m'abandonnerait pas.

Je pleurai un bon coup, comme pour évacuer toute la haine accumulée contre mes parents. Je la rejetai, l'expulsai, la chassai, la forçai à partir définitivement. À mesure des secondes, je me sentis de plus en plus vide. Si vide que j'en eus le tournis.

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant