58. La lettre

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[Narration : Lucie]

Une nouvelle promotion. Mon compte en banque était plein à craquer. Quand on choisit son avenir, on choisit souvent d'y inclure quelqu'un d'autre. On ne se doute pas qu'il arrive ce ne soit plus cette personne qui gravite autour de votre avenir pour le soutenir mais l'inverse. Et moi, je n'avais jamais eu ce sens de la gravitation. Je tournais comme un électron fou autour de Kensei qui tentait de me donner une direction à suivre. Elle était si simple cette direction : ne pas le suivre lui mais suivre ce que j'ambitionnais d'être ; ce serait à lui de graviter autour de moi. Dans son esprit, cela signifiait ramener sous son bras les fondations de son avenir pour les ajouter aux miennes. Nous aurions bâti un grand édifice ensemble, un édifice constitué de divers matériaux, de plans solides, de fantaisies architecturales mais surtout, de beaucoup d'amour pour en être le ciment.

Kensei était mort.

Il me manquait. Ma vie ne s'était pas construite autour de lui mais grâce à lui. Le fait est que je l'avais adoré avant-même de commencer à m'aimer. Être avec Kensei n'avait pas été simple, cela avait un feu d'artifices permanent, un feu de mille étoiles scintillant au milieu de l'orage. Elles distillaient leur lumière, paillettes incandescentes dans l'obscurité de Nintaï. Dans l'obscurité de celle que j'étais avant qu'il ne m'éveille, qu'il me fasse découvrir que j'étais plus que la représentation d'une date de naissance sur un papier administratif.

J'étais prisonnière de l'indifférence de ma solitude traînée comme un boulet depuis l'enfance. Ce n'était qu'après avoir rencontré Kensei que je m'étais débarrassée de ce poids et de sa chaîne. L'avoir perdu, c'était avoir égaré toute une partie de moi qui s'était bâtie et renforcée grâce à lui. À présent, j'avais la sensation de n'être qu'une moitié d'humaine et avoir conscience de cet état de construction inachevée détruisait peu à peu ce qui restait de moi.

Je me retrouvais sans amis, plus personne à qui parler à part à ma sœur. Mais je ne voulais pas l'ennuyer, elle avait autre chose à penser et c'était bien normal. J'aurais pu me construire de nouveaux projets, me resocialiser, réapprendre à tisser des liens, réapprendre à manger, réapprendre à espérer. Le blocage était là. Il me semblait impossible de passer au-dessus du mur, encore moins de le démolir. Je devais parler à quelqu'un qui comprendrait mes sentiments sans me juger mais à part les prescriptions, les psychiatres que j'avais consultés ne m'étaient d'aucun secours.

Je n'avais plus envie de rien. Quand on n'a envie de rien, on ne souhaite même pas mourir. Car c'est bien cela : on est une coquille vide. Plus d'énergie, simplement les organes pour continuer de fonctionner car ils n'ont pas de sentiments, ils marchent de façon automatique.

*

Décembre de la quatrième année.

Les souvenirs erraient dans ma tête comme des fantômes. J'avais le sentiment que cette souffrance durerait éternellement.

Seuls les forts choisissent de quelle manière ils vont mourir

Je n'étais pas forte et pourtant, j'aurais préféré prendre la première balle. Leur laisser le temps de s'enfuir plutôt que de faire face à mon existence. Je serai morte sur le coup. Cela aurait mieux valu que de tenter vainement comme aujourd'hui de recouvrir une plaie béante qui ne cicatrisait pas ; elle se rouvrait à chaque battement de cœur. Chaque pulsation était de trop.

Si quatre années n'avaient pas suffi, une soixantaine seraient tout autant impuissantes. Je ne m'illusionnais pas.

Pourquoi Kensei s'était-il retourné pour me faire avancer ? Il aurait pu continuer à courir, il aurait facilement distancé les hommes en noir. Avait-il lui aussi vécu les derniers instants de Minoru ? Ou était-il retourné en arrière pour s'assurer que le corps perforé n'était pas le mien ?

Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant