[Narration : Kensei]
Satisfait, je m'autorisai une autre clope derrière les canisses du restaurant. La peinture sécherait toute la nuit et je dormirai dans la chambre de Tomomi avec elle.
Les traces de sang m'avaient ouvert les yeux : les quatre murs qui m'entouraient quotidiennement avaient vieilli. Le blanc, c'est salissant, surtout quand votre piaule est un atelier où vous entreposez vos outils. Je n'avais rien dit à mes parents. Le Vieux m'avait payé la veille et je les avais remboursés ni vu ni connu. Trois jours plus tôt, j'avais juste ouvert le tiroir de la caisse du restaurant et étais parti acheter deux pots de peinture, un rouleau pour le gros ouvrage et un pinceau pour les coins et les plinthes. C'était la première fois que je m'adonnais à ce genre de travaux et c'était plutôt réussi. Mais un seul mur refait alors que les autres restaient comme avant, tâchés et défraîchis, ce n'étais pas très cohérent.
Alors puisqu'aujourd'hui était dimanche, j'avais racheté de la peinture, tout déménagé de ma piaule pour faire le vide et repeint les trois autres murs.
Ma mère avait crisé, la salle du restaurant n'était pas un débarras et on ne devait pas incommoder les clients. Mon père avait éclaté de rires, les habitués aussi et Tomomi s'était précipitée pour m'aider à porter les cartons. « Si ça peut te faire jeter des trucs... » avait capitulé ma mère en me claquant le dos à grands coups de torchons.
L'important était qu'ils ne voient pas les traces de sang qui se devinaient toujours un peu sur le mur faute de n'avoir pas encore passé la deuxième couche de peinture. Mon père n'avait pas remarqué mes mains bandées – je les cachais dans mes poches. Ma mère avait dû prendre le parti de ne rien lui dire pour ne pas l'inquiéter. J'avais aussi porté des gants en prétextant que la peinture était toxique pour la peau. Personne n'avait sourcillé et j'avais fait chambre neuve.
*
[Narration : Lucie]
« T'es arrivée rapidement ! s'exclama Kensei, en se retournant, un léger sourire flottant sur ses lèvres.
L'œil vif et malicieux, il enchaîna aussitôt :
— Tu as fait une pause dans tes cours ?
— Non, j'ai fini d'apprendre, répondis-je en pénétrant dans sa chambre.
Il m'attendait debout, à côté de la fenêtre, une cigarette à la bouche.
— Quoi ? Tu as déjà tout terminé ?
— Oui.
Je refermai la porte coulissante de sa chambre.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as l'air un peu trop surpris.
— Ma p'tite lune, ta mémoire est franchement impressionnante.
— Ça n'a pas que des avantages... Mais le plus tôt le travail est fait et plus vite je suis tranquille.
— Okay... Et si tu te fais submergée ?
— Je coule en espérant que quelqu'un m'aidera un peu.
Il fit un pas vers moi, puis deux et m'embrassa sur le front.
— Dans ce cas, je veux être ta bouée de sauvetage.
— C'est gentil mais commence par aller mieux. Tu as toujours mal au ventre ?
— Non, c'est parti. Encore désolé pour l'autre fois. Je ne voulais pas t'imposer mes vomissements. Pour commencer, je n'aurais pas dû m'imposer tout court dans ton emploi du temps.
Qu'est-ce qui lui prenait, tout à coup ? Émue, je tournai la tête. Seulement à ce moment, je remarquai que l'atmosphère de sa chambre avait changé.
Le choix de la couleur blanc cassé et son travail précis me firent croire à l'intervention d'un peintre professionnel. Quel bel ouvrage ! Plutôt fier de lui, Kensei se servit de sa réussite pour asserter qu'il serait capable de s'occuper de tous les murs d'une maison. Face à mon manque d'enthousiasme, il me fit assoir sur son futon.
— Tu ne traînes plus avec l'Opossum en ce moment. On dirait que vous vous évitez.
— On s'est disputés, avouai-je.
— Quoi ? Tu t'es pris la tête avec Minoru ?
Kensei n'en revenait pas. À l'extérieur, la pluie fine tombait drue et ressemblait à un déferlement d'aiguilles argentées. Dans un vacarme étouffé, l'eau se déversait dans les conduits des gouttières. Les yeux agrandis, Kensei secoua la tête en soupirant :
— J'aurais jamais cru dire ça, mais... Son anniversaire est dans deux semaines. Ce serait bien que tu te sois réconciliée avec lui d'ici là.
— On peut évoquer un autre sujet que Minoru, s'il te plaît ? répondis-je en retirant mon sukajan.
Il grimaça encore en suspendant mon blouson dans sa penderie.
— Ouais, c'était mon intention. En fait, je ne t'ai pas demandé de venir juste pour admirer ma nouvelle peinture... Je voudrais qu'on parle.
Subitement, ma poitrine m'écrasa. Je manquai d'air, ma tête se mit à tourner et ma vision se voila. Kensei me prit une main.
— Attends, calme-toi. Y'a rien de... Grave.
— C'est la nymphe ?
Il écarquilla les yeux, dubitatif.
— Hein, quoi ?
— Tu as revu ton ex, c'est ça ?
Le comportement de Kensei était si étrange ces derniers temps que je soupçonnais le pire : qu'il se soit rendu compte qu'elle était bien plus incroyable que moi.
— Pourquoi tu me parles d'elle ? Je n'ai plus eu de nouvelles depuis le jour où elle s'est pointée devant les grilles.
Je me sentie idiote. Pire, j'eus la sensation d'être devenue une sangsue psychopathe.
Kensei fit la moue.
— On met ça de côté, ça n'a rien à voir. Je trouve juste que, on a un peu été chamboulés dernièrement, tous les deux. On ne se dit plus ce qu'on a sur le cœur et... Bref. Ça m'ennuie. J'veux pas que tu deviennes quelqu'un de mystérieux pour moi. J'veux pas qu'on soit un couple qui essaie de faire comprendre des trucs à l'autre en lui imposant le silence et l'indifférence. C'est justement parce qu'on arrive à dialoguer que...
Il s'interrompit :
— Hé ! Doucement, calme-toi. Ça va ?
Je recommençais à respirer normalement mais le bruit des gouttes de pluie qui percutaient la fenêtre et roulaient sur la vitre résonnaient autant dans la chambre que dans ma tête.
— Je vois ce que tu veux dire, articulai-je péniblement. C'est pour ça que je t'ai fait la réflexion, la dernière fois que je suis venue.
— Je ne gagne rien au silence, confirma-t-il. Encore moins avec toi qui n'es pas Japonaise et ne capte pas les subtilités sous-entendues.
— Ce que tu as dit juste avant, je l'ai aussi ressenti.
— Oui, j'ai entendu. Pour de vrai.
Enfin ! Il prenait les devants. J'attendais cela depuis longtemps mais n'osais pas aborder le sujet par crainte de déclencher une dispute et d'élargir le fossé.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Kensei ? Depuis que je me suis fait chopée par les yakuzas, tu n'es plus le même. Je ne te comprends plus...
— J'ai été choqué. Mais je ne voulais pas revenir là-dessus.
Une nouvelle fois, il érigeait des murs autour de lui. Pourquoi cette attitude défensive ? Que cachait-il ?
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Merci de votre lecture ! 人(_ _*) Kensei va-t-il enfin aider Lucie à mieux le comprendre ? Rendez-vous la semaine prochaine !
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Octopus - Tome 5 : La Pieuvre vit deux ans
General FictionMinoru s'est déclaré. Lucie se trouve face à un dilemme : le protéger ou soutenir Kei dont les crampes mystérieuses empirent à mesure que l'ombre de Fumito refait surface ? Takeo, lui, est déterminé à empêcher que Nintaï ne se transforme en une zone...